Jacques-Yves Le Toumelin : l’anti-Tabarly

La scène se déroule le 19 septembre 1949 dans le ravissant port breton du Croisic, non loin de Guérande. Un navire largue les amarres avec comme capitaine un certain Jacques-Yves Le Toumelin. Drôle d’embarcation d’ailleurs que ce Kurun – le tonnerre en Breton – tant elle est, déjà à l’époque, démodée : 10 mètres de long, un arrière norvégien, pas de cockpit et un gréement à corne. L’idée n’est pas d’aller vite mais d’arriver en destination sain et sauf. Le père de Jacques-Yves Le Toumelin, présent ce jour-là sur le quai du Croisic, est d’ailleurs persuadé que son fils va se noyer... Il est vrai que la destination du navigateur est toute aussi singulière que son navire : Le Croisic. Dans l’anonymat le plus complet, c’est bien pour un tour du monde que Kurun appareille.

Carte postale. Collection particulière.

Trois ans plus tard, le retour au Croisic est bien entendu beaucoup moins discret et s’effectue sous l’œil attentif et admiratif d’une presse avide de sensations. Jacques-Yves Le Toumelin n’en a cure et prend soin de bien ferler ses voiles avant de mettre pied à terre et de répondre aux sollicitations médiatiques. Peu loquace, l’homme n’est pas un bon client pour les journaux. C’est bien là son seul point commun avec Eric Tabarly, son benjamin de dix ans. En effet, là ou pour le légendaire skipper le but est d’arriver le plus vite possible à destination, la voile s’apparente plus pour Jacques-Yves Le Toumelin à une aimable croisière à la découverte du monde. Le sport pour l’un, le voyage pour l’autre.

Fils de marin au long cours, Jacques-Yves Le Toumelin semble prédestiné pour la mer mais passe sa jeunesse dans divers établissements scolaires – dont le prestigieux lycée Louis Le Grand à Paris – qui ont tous en commun de profondément l’ennuyer. L’appel du grand large est en effet difficilement conciliable avec les longues heures d’étude en salle de classe. Diplômé de l’école d’hydrographie de Nantes en 1941, il embarque pour une saison de pêche en Mauritanie puis arme quelques petits cotres dans son port d’attache, le Croisic. Malgré l’occupation, le rêve de circumnavigation ne le quitte pas et il parvient à faire construire Tonnerre en 1943 : un voilier de haute-mer de… 8,63 mètres de long ! Quel contraste avec Pen Duick, le premier bateau de Tabarly ! Son destin est malheureusement funeste puisque réquisitionné par quelques officiers de la Kriegsmarine souhaitant quitter la poche de Saint-Nazaire, le bateau finit à la côte et l’épave est rapidement désossée : en ces temps de pénurie le bois est rare et est utilisé pour le chauffage…

Ce premier échec n’entrave pas les rêves de Jacques-Yves Le Toumelin qui, le 26 février 1948, parvient à mettre à l’eau un nouveau navire, Kurun, comme pour conjurer le sort réservé à Tonnerre. Là encore, le contraste avec Eric Tabarly est manifeste. Là où le père de la saga Pen Duick ne cesse d’innover avec des navires toujours plus rapides, explorant sans cesse de nouvelles technologies, Jacques-Yves Le Toumelin opte pour un bateau inspiré des plans du célèbre architecte naval Colin Archer mais déjà dépassé techniquement lors de son lancement. Son objectif est avant tout la fiabilité, la priorité est accordée au voyage. Il raconte d’ailleurs sa fantastique croisière dans Kurun autour du monde, ouvrage qui berce les rêves d’adolescents de toute une génération de futurs voileux1.

Restauré, Kurun navigue désormais de nouveau grâce à une association de passionnés. Carte postale. Collection particulière.

Ce livre montre d’ailleurs bien qui est Jacques-Yves Le Toumelin, et combien il diffère d’Eric Tabarly, véritable icone nationale. Le père de Kurun est en effet un citoyen du monde, être épris de rencontres et de découvertes, individu rebelle à toute autorité et mû par une vie spirituelle d’une rare intensité. Revenu de sa circumnavigation et après une ultime croisière aux Antilles, Jacques-Yves Le Toumelin exploite un domaine dans les environs de Guérande et mène une vie ascétique mais communautaire.  Peut-être faut-il d’ailleurs y voir une sorte de tradition familiale ? Sa sœur, Yahne, est en effet la mère de Matthieu Ricard, le célèbre moine bouddhiste, et compte parmi les pionnières de cette religion en France.

Erwan LE GALL

 

 

1 LE TOUMELIN, Jacques-Yves,  Kurun autour du monde (1949-1952), Paris, Flammarion, 1953.