Sur le beat des mers du sud : Loick Fougeron

Il est des vies comme hors du temps, exclues des contingences de l’Histoire, comme si elles répondaient à d’autres temporalités que celles du commun des mortels. Né le 26 septembre 1926 à Saint-Marc, petite station balnéaire entre La Baule et Saint-Nazaire rendue célèbre par les vacances d’un certain Monsieur Hulot filmées par Jacques Tati, Loick Fougeron est de ces hommes. Comme détaché des réalités matérielles, ne vivant que pour le grand large, et plus précisément pour le franchissement du plus mythique des caps, il est sur sa route, cette « longue route » également empruntée par son ami Bernard Moitessier, comme mû par le beat intérieur d’une génération de marins courant les mers avant l’ère des sponsors et des records.

Loïck Fougeron dans le carré de son Captain Browne, à Plymouth, en 1968. Crédit: Archives Rubinstein.

Pourtant, grandissant dans l’estuaire de la Loire, le petit Loick est très vite happé par l’Histoire, lame de fond qui recouvre en 1940 la France du voile de l’occupation allemande. Alors qu’il s’ennuie à mourir sur les bancs du lycée, rêvant à des rivages lointains, il est marqué par les uniformes des sous-mariniers de la Kriegsmarine qui pullulent dans la région de Saint-Nazaire, base sous-marine oblige. Lui-même, malgré son jeune âge, veut agir et trouve à s’engager, à 18 ans, en 1944, après le débarquent de Provence. Hasard du destin, c’est l’uniforme des tirailleurs marocains qu’il porte, comme pour mieux anticiper sa prochaine vie, à Casablanca.

Là, non loin de la ville de Tanger fréquentée par les plus éminents poètes beat tels Kerouac, Ginsberg ou Burroughs, Loïck Fougeron effectue 1 000 métiers, revendant des stocks de vêtements ou réparant des cyclomoteurs. Mais là n’est pas l’essentiel. En réalité, ce port de l’Atlantique est le marchepied vers ses rêves, ses premières navigations hauturières, transatlantiques affrontées sur d’improbables navires tels Nausicaa, un canot de sauvetage transformé en goélette au tiers. Le Breton vit alors au milieu de curieux personnages, marins sans attaches, sortes de beatniks errant de port en port, au hasard des opportunités de convoyage  ou des places libres sur les voiliers des amis.

C’est ainsi qu’il rencontre Bernard Moitessier, prince de cette société de va-nu-pieds, qui l’initie, à la fin des années 1960, à un projet complètement fou : faire le tour du monde en solitaire et sans escale. On connait l’histoire de ce Golden Globe Challenge mythique, course courue en 1968 à l’initiative du journal anglais Sunday Times et remportée en 313 jours par le Britannique Robin Knox-Johnston sur Suhaili. Alors qu’il remonte en tête l’Atlantique sud, à bord de son magnifique Joshua, après avoir franchi le cap de Bonne Espérance au sud de l’Afrique, le cap Leeuwin au sud de l’Australie et enfin le redoutable cap Horn, au sud de l’Amérique, Bernard Moitessier décide de faire demi-tour, pour ne pas perdre son âme, et met le cap… vers la Polynésie. Loick Fougeron, lui, à bord de Captain Browne, du nom d’un fantasque personnage, véritable héros romanesque croisé des années plus tôt à Casablanca, a moins de chance. Drossé par une vague dans l’Atlantique sud, son tour du monde s’achève prématurément, sous gréement de fortune, avant même d’avoir franchi le cap de Bonne Espérance.

Au départ du Golden Globe Challenge: de gauche a droite, Nigel Tetley, Bill King , Bernard Moitessier et Loïck Fougeron. Archives Sunday Times.

Qu’à cela ne tienne ! S’en suivent deux autres tentatives pour, finalement, enfin parvenir à doubler le cap Horn, à bord de Captain Browne, magnifique ketch en acier de 12 mètres de long. C’est là une des plus grandes, quoi que méconnue, page de l’histoire de la voile hauturière qui s’écrit, au sens figuré comme au sens propre. Bien entendu, sans fichiers météo envoyés par satellite, sans communications radio, ne faisant le point qu’à l’aide d’un bon vieux sextant, l’exploit est remarquable et n’a rien à envier à ceux des actuels concurrents du Vendée Globe Challenge. Mais, si Loick Fougeron est si important pour tous ces marins qui, des années plus tard, érigeront Port-la-Forêt en véritable « vallée des fous », c’est que pour financer ses traversées, il raconte ses exploits dans des livres qui suscitent de nombreuses vocations1. Malheureusement, contrairement au maître Moitessier de la Longue route et aux lointains cousins de la beat generation, les siens ne sont aujourd’hui plus connus que des bibliophiles les plus exigeants…

Erwan LE GALL

 

 

1 FOUGERON, Loïck, Si près du Cap Horn, Paris, Editions du Pen Duick, 1974 et Rayon vert au cap Vert, Si près du Cap Horn, Paris, Editions du Pen Duick, 1978. Pour plus de renseignements sur la vie de Loïck Fougeron dont il n’existe à notre connaissance aujourd’hui aucune biographie on renverra à MEVEL, Xavier, « Loick Fougeron. Le cap Horn à tout prix ! », Le Chasse-Marée, n°118, août 1998, p. 50-61.