A propos des écrivants de la Grande Guerre
Les lettres de poilus, et de manière générale l’ensemble des écrits du for privé (correspondance mais aussi carnets et mémoires) sont des archives indispensables quoi que difficiles d’emploi. Pour s’en convaincre, il suffit de se plonger dans l’abondante littérature générée par ces textes, de Jean Norton Cru à la fin des années 1920 aux débats historiographiques de la fin du XXe siècle, certains auteurs érigeant le courrier en source indispensable, d’autres fustigeant au contraire une « dictature du témoignage »1. Loin de ces controverses, nous souhaiterions ici nous focaliser sur les modalités même de la prise de plume, en d’autres termes sur ce qui distingue les écrivains des écrivants.
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Carte postale. Collection particulière. |
On le sait, la Grande Guerre est une période d’intense graphomanie et ce sont chaque jour des millions de plis qui s’échangent entre le front et l’arrière. Outre l’éloignement imposé par le conflit, plusieurs facteurs expliquent cet état de fait. D’une part une poste compétente disposant d’un réseau étendu et efficace, puis la mise en place d’une franchise, octroyant la gratuité postale pour tous les combattants2. D'autre part, la France de 1914-1918, si elle n’est que très faiblement bachelière – 2% d’une classe d’âge3 – dispose d’une instruction primaire quasiment généralisée. Ainsi, le taux d’illettrisme avoisine alors les 4%, tandis qu’il est aujourd’hui aux environs du double4. Pour autant, bien que frappante, une telle statistique n’implique pas que toutes les correspondances de poilus émanent de plumes aussi talentueuses que celles de Barbusse, Dorgelès ou encore Genevoix, pour ne citer que quelques-uns des plus célèbres écrivains combattants.
Bien au contraire, et ce avant même les textos et les émoticônes, supports modernes de communication aujourd’hui vecteurs du célèbre discours selon lequel « c’était mieux avant », nombre de courriers de poilus se révèlent tellement approximatifs dans leur orthographe et leur syntaxe qu’ils en sont difficiles à lire. En témoigne par exemple cette lettre adressée le « Dimanche 2 mais 1915 » par Alain Gouanec, un jeune finistérien tout juste mobilisé au 137e régiment d’infanterie en garnison à Fontenay-le-Comte5 :
« Je vous écrire qu elle que mos je suis en bonne santé […] par ici il y en a un beau temps mème trop chaud pour faire des marches nous allons tous les jours a l’exercice je commence a apprendre mon métier écrire a moi pluto possible je vous dit cher père que nous avons du bonne soupe et un bon lit à coucher nous avons été vaxine pour la troisieme fois l’autre jour une fois dans le bras et deux fois dans le dos [….] »
Tout dans ce courrier indique des origines modestes, à l’image de cette France bleue-horizon essentiellement paysanne, et plus encore, pour ce qui nous intéresse ici, une pratique approximative de la correspondance. Si Alain Goanec sait former des lettres, composer des mots et des phrases, il ne maîtrise pas totalement le répertoire de l’écrit. Cette situation fait en réalité écho aux propos du philosophe Roland Barthes distinguant l’écrivant de l’écrivain6.
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Lettre qu'Alain Goanec adresse à ses parents le 2 mai 1915 (détails). Collection privée Daniel Goanec. |
Dès lors, se pose une question essentielle pour l’historien.ne lorsqu’il s’agit d’évaluer la valeur de la lettre comme archive pour dire l’expérience des combattants de la Grande Guerre, étant assuré qu’il y a statistiquement parmi les poilus beaucoup plus d’écrivants que d’écrivains. En effet, comment un homme, indépendamment de sa bonne volonté et des limites qui s’attachent à la fonction même du courrier – rassurer le destinataire7 – peut parvenir à coucher sur le papier un réel aussi complexe et inédit que celui de la violence du champ de bataille de 1914-1918 alors qu’il ne maîtrise que très imparfaitement la pratique de l’écrit ? Bien entendu, il est impossible de répondre à une telle question. Pourtant il y a là un point qu’il convient assurément de garder à l’esprit tant il est certain que les lettres des poilus ne disent pas tout.
Erwan LE GALL
1 NORTON CRU, Jean, Témoins : Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929 et ROUSSEAU, Frédéric, Le procès des témoins de la Grande Guerre : l’Affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003. Parmi de très nombreuses références et sans prétendre aucunement à l’exhaustivité on mentionnera : GRANDHOMME, Jean-Noël, « Les Carnets et souvenirs de combattants de la Grande Guerre. Autour de trois publications récentes », in HENRYOT, Fabienne (dir.), L’historien face au manuscrit. Du parchemin à la bibliothèque numérique, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2011, p. 305-329 ; HEIMBERG, Charles, ROUSSEAU, Frédéric et THANASSEKOS, Yannis (dir.), Témoins et témoignages. Figures et objets dans l’histoire du XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2016 ; LACOSTE, Charlotte et VEDRINES, Bruno, « Du témoignage. Autour de Jean Norton Cru », En Jeu. Histoire et mémoires vivantes, n°6, décembre 1915, p. 7-94. Pour élargir chronologiquement la question et profiter d’une réflexion particulièrement stimulante on renverra également à CARRARD, Philippe, Nous avons combattu pour Hitler, Paris, Armand Colin, 2011 ainsi qu’au classique WIEVIORKA, Annette, L’Ere du témoin, Paris, Hachette, 1998.
2 Pour une excellente synthèse sur la poste pendant la Grande Guerre se rapporter à ALBARET, Laurent, La Poste pendant la Première Guerre mondiale, Paris, Yvert & Tellier, 2016.
3 MARIOT, Nicolas, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918. Les Intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Le Seuil, 2013, p. 14
4 GILLES, Benjamin, Lectures de poilus 1914-1918, Livres et journaux dans les tranchées, Paris, Autrement, 2013, p. 14.
5 Nous souhaiterions ici remercier Michel Detrain et Daniel Goanec sans qui nous n’aurions pas eu connaissance de ce document.
6 BARTHES, Roland, « Ecrivains et écrivants », in Essais critiques, Paris, Seuil, 1981, p. 147-154.
7 PROCHASSON, Christophe, 14-18 Retours d’expériences, Texto, Tallandier, Paris, 2008. |