Tous unis derrière Nicolas Mariot ?

 

 

Lorsque N. Mariot est venu, en septembre dernier, présenter son Tous unis dans la tranchée ?1 à l’Université Rennes 2, il était évident qu’il serait impossible de rendre compte de cet ouvrage rapidement, par l’intermédiaire d’une de nos quotidiennes brèves d’actualité. D’emblée, l’idée d’une recension fouillée, méthodique, dans le cadre du troisième numéro d’En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, s’est imposée et à juste titre serait-on tentés d’écrire, tant rares sont les volumes aussi complexes.

Ce livre part du principe que pour les « membres des classes dominantes partis, volontaires ou non, sur la ligne de feu, le front est le lieu d’une rencontre, extraordinaire au sens plein du terme, avec les gens du peuple » (p. 10), rencontre que N. Mariot ambitionne de mettre en perspective et de questionner. En  définitive, «  il s’agit d’y observer certes le brassage social qu’occasionne mécaniquement la présence conjointe d’hommes ordinairement éloignés les uns des autres par la culture, l’argent et le milieu, mais aussi de constater la perpétuation au front des hiérarchies sociales de l’époque » (p. 10). En effet, au contraire d’une vulgate volontiers propagée par des combattants devenus vétérans (p. 29-30), tous les poilus ne sont pas « unis comme au front ». C’est notamment ce qu’atteste ce travail de N. Mariot, chose qui, d’ailleurs, n’est pas fondamentalement une grande découverte. Comment, sauf à croire aux mirages du roman national, s’étonner que, pas plus que dans la vie courante de la Belle Epoque, intellectuels et paysans ou ouvriers ne parviennent à se côtoyer durablement tant les références, les horizons d’attente et tout simplement les manières d’être diffèrent ?

L'Université, lieu de la fabrique des intellectuels (carte postale). Wikicommons.

De ce point de vue, la démonstration est exemplaire même si, ça-et-là, quelques nuances peuvent être formulées. Ainsi, à la lumière de ce que nous savons du 47e régiment d’infanterie, il parait sans doute un peu trop globalisant d’avancer que « les officiers d’encadrement durant la Grande Guerre sont dans leur majorité des membres des classes supérieures » (p. 65). Ce qui est probablement vrai des officiers généraux l’est moins nécessairement des officiers supérieurs et subalternes, assimilables faut-il le rappeler aux fonctionnaires intermédiaires2. En août 1914, les officiers du 47e RI paraissent ainsi appartenir à deux modèles distincts, « d’une part les individus produits d’une certaine hérédité, fils d’avocat, professeur ou d’officier ; d’une autre ceux qui témoignent d’une réelle ascension sociale, enfants de cultivateur, laboureur, ou journalier »3. De même, en se focalisant sur la dichotomie officier / homme du rang de manière à souligner l’axiome dominant / dominé, sans doute passe-t-on trop sous silence la figure intermédiaire du sous-officier qui, quoiqu’encore grandement méconnue, est non seulement essentielle dans les tranchées mais, de surcroît, témoigne elle aussi de belles trajectoires socialement ascendantes4.

De même, la découverte du vide du champ de bataille semble frapper autant les intellectuels que les classes populaires (p. 278-279), à en juger encore une fois par les quelques témoins issus de l’indice que parait constituer le 47e régiment d’infanterie5. Sans doute faut-il y voir une anticipation aussi ratée que profondément intériorisée de la guerre à venir, anticipation qui dans un splendide élan d’unanimité traverse toutes les couches de la société. Il est d’ailleurs à ce propos très intéressant de remarquer que, quel que soit son statut social, l’horizon d’attente du combattant semble être caractérisé par une semblable étroitesse. C’est en tout cas ce que suggère  Jean Norton Cru en mai 1916, alors qu’il est sergent (p. 292):

« Que sont ces hommes parmi lesquels je vis ? Ma vision est courte. Je ne vois bien que les 50 de ma section, un peu moins les 200 de ma compagnie, fort vaguement les 2 000 de mon régiment. »

Poilus et mitrailleuses. Wikicommons.

Dans  le très stimulant second chapitre de l’ouvrage (p. 115-162), N. Mariot détaille le grand isolement des intellectuels au front et plus particulièrement les grandes difficultés qu’ils éprouvent à se retrouver entre semblables. L’auteur avance alors que cette solitude, comparée à celle des classes plus populaires, est plus spécifiquement sociale (p. 124). Pour autant, à la lumière du cas de Louis Barthas revisité il y a peu6, on peut se demander si l’isolement des poilus du peuple n’est pas, à partir du moment où le recrutement cesse de se faire sur des bases régionales, géographique. Comme si les intellectuels, plus aptes à penser globalement pouvaient se passer des « pays »…

On l’aura compris, la désunion des tranchées décrite par cet ouvrage n’est pas toujours de nature à emporter notre adhésion. Comme le rappelle N. Mariot, à la veille de Grande Guerre, les bacheliers comptent pour 2% d’une classe d’âge, entre 6 et 7 000 individus par an sur un total de 300 000 conscrits (p. 14). Dès lors, démontrer qu’il y a là une élite qui ne peut que difficilement se mélanger au corps social plongé dans les tranchées nous semble d’autant moins décisif que la méthodologie employée paraît de nature à structurellement conduire à de tels résultats. En effet, pour étayer sa démonstration, l’auteur se base sur un corpus documentaire produit par 42 intellectuels – dont celui d’Henri Jacquelin, professeur de Lycée et maire SFIO de Quimper de 1912 à 1914 – ayant servi dans le rang (p. 51). Si l’intention est louable du point de vue de la discordance des rôles sociaux de temps de paix et de guerre, le primat accordé à la correspondance comme source (p. 54-55) est curieux dans la mesure où, à la suite de C. Prochasson, on sait que les lettres ont pour fonction d’annihiler la distance entre le front et l’arrière, entre le combattant et sa famille, et d’amener le poilu à poursuivre sa vie « d’avant » en lui permettant de « gouverner à distance » sa ferme, son commerce, son foyer…7 Autrement dit, si N. Mariot arrive à de telles conclusions, efficacement formulées en une « régression vers les habitus » empruntée au sociologue M. Dobry (p. 206), c’est aussi parce que les sources employées l’y conduisent.

La caserne du 118e RI de Quimper où Henri Jacquelin s'engage en 1914 (carte postale). Collection particulière.

Pour autant, nous ne pouvons que conseiller la lecture de cet ouvrage, et ce pour au moins trois raisons. La première, évidente mais qu’il convient de rappeler, est que cette recension est un avis nécessairement subjectif qu’il convient de mettre en perspective, de critiquer, et que l’on est aucunement obligé de partager. Mais, pour ce faire, force est de lire ce volume. Une seconde en est que cette étude est d’ores et déjà importante par la qualité de son auteur et que quiconque souhaite maîtriser l’historiographie récente de la Grande Guerre se doit de connaître ce livre.

Pour autant, si cet ouvrage doit s’imposer dans votre bibliothèque, c’est avant tout parce qu’il repose sur un grand et éminemment stimulant paradoxe rappelé subrepticement par l’auteur (p. 22) : « l’histoire proposée [dans ce volume] est celle non de l’intellectuel intervenant dans le débat public, mais de l’intellectualité comme manière d’être quotidienne, socialement constituée et reconnue ». En d’autres termes, c’est moins dans sa dimension socio-historique que du point de vue de l’histoire des représentations de la catégorie sociale de l’intellectuel aux tranchées que ce livre s’impose comme une référence incontournable.

Carte postale. Collection particulière.

Ce faisant se dévoilent des mécanismes très fins, très subtils et, par conséquent, difficilement identifiables, mais qui font toute la richesse de cette étude. Ainsi la propension au grade des intellectuels est moins expliquée par une aptitude militaire supérieure que par une concordance des cadres sociaux, l’officier se devant d’être un lettré (p. 70-71). Se dévoilent dès lors, notamment au cours de passionnantes pages dévolues aux ordonnances et aux « tampons », de beaux exemples de « transferts de domination entre le monde civil et le domaine des armées » (p. 108), phénomènes qui conduisent même certains intellectuels du rang, si on nous passe cette expression, à se doter de véritables ordonnances, à la manière d’officiers (p. 110-113). Pourtant, parce qu’ils sont en bas de la hiérarchie militaire – malgré quelques privilèges de classe – ces hommes isolés ne peuvent s’empêcher de vivre leur guerre à la manière d’un « déclassement » (p. 134- 138), tant ils sont perdus dans la plèbe des tranchées et tant le « métier militaire » diffère de leur vie d’avant.

Nombreux sont, parmi les 42 témoins étudiés par N. Mariot, les poilus à faire référence à Valmy, l’an II ou encore 1793, ces évènements historiques étant employées comme justification du consentement au conflit en cours (p. 277). Or, de ce point de vue, les intellectuels ne se distinguent pas vraiment des mobilisés des classes populaires puisque leurs écrits témoignent également de nombreuses références historiques, notamment à 18708. Sans doute faut-il voir, là encore, la marque puissante de l’école républicaine et de sa fabrique très performante des citoyens, pour qui l’histoire est un vecteur essentiel. Pour autant, là où l’intellectuel se distingue de ses compagnons d’armes, c’est que Valmy, 1793 ou encore l’an II sont pour lui moins des dates que les supports d’idéaux abstraits tels que le patriotisme, dimension qui implicitement renvoie au paradigme des cercles du possible de Paul-Louis Landsberg9. L’intellectuel devient alors le personnage volontiers verbeux, maniant des concepts que personne ne comprend, que l’on entend poliment sans écouter.

Carte postale. Collection particulière.

Passionnantes sont également les lectures proposées de deux « loisirs » des poilus très connotés socialement : la boisson et les cartes. Le  pinard est ainsi une boisson associée aux classes populaires, surtout lorsqu’il est question de ses abus. Pour autant les intellectuels ne crachent pas non plus, à l’occasion, sur l’alcool mais en consommeraient dans des proportions moindres et surtout, différentes (p. 218-219). C’est donc moins le breuvage qui distingue les classes dominantes des autres que les pratiques qui y sont associées, comme le rappelle cet extrait des carnets de Louis Maufrais :

« Le lendemain, nous revenons chez le lieutenant de ravitaillement avec un fourgon, et il nous dit de faire notre choix. Nous prenons des cortons à deux francs cinquante la bouteille, des pommards, de magnifiques eaux-de-vie à cent sous le litre, du château-yquem à trois francs et tout à l’avenant. Il termine en expliquant que, malheureusement, ce genre de marchandise ne convient pas aux troupes, qui aiment la quantité.

- Et des vins pareils, ça les soûle trop vite commente-t-il. »10

Semblable remarque peut également être formulée à l’endroit des cartes à jouer, honnies lorsqu’elles servent à la manille mais appréciées pour le bridge. Il en est de même, bien entendu, pour la lecture (p . 242) car si tous les poilus lisent11, seuls les intellectuels accordent une importance quasi vitale à cette activité à l’instar  d’un Georges Duhamel : « La lecture reste ici notre seul salut, quant à l’esprit ».

 

Cette approche de l’ouvrage – distincte de ce qu’en laisse entendre le sous-titre : « Les intellectuels rencontrent le peuple » – laisse entrevoir de nombreuses perspectives qui restent à explorer. Ainsi de la sociabilité, pour ne pas dire notabilité, des tranchées qui amène les officiers de telle batterie ou de telle compagnie à se réunir où àfréquenter ceux d’une unité adjacente. Parce qu’ils sont des hôtes de marque, les intellectuels font souvent partie de ces réunions malgré, parfois, un grade défaillant (p. 148-152). Pour autant, on aurait aimé aller plus loin dans l’explication de ce phénomène en tentant de voir en quoi cette présence est éventuellement un moyen de flatter l’honneur d’une compagnie, d’une batterie… qui peut se targuer de posséder en ses rangs un agrégé et/ou un normalien.

En définitive, l’ouvrage de Nicolas Mariot montre non seulement la désunion des tranchées mais, plus encore, comment la guerre parait creuser le gouffre séparant la figure de l’intellectuel et du peuple. C’est notamment ce que montre ce courrier d’un sergent du 359e RI extraite d’un rapport du contrôle postal (p. 156)12 :

« Ce matin je m’informais auprès des hommes de ma demi-section de leur profession. C’est bien comme au 47e, tous cultivateurs ou ouvriers. Tu peux être sûr que s’il y a quelque riche, il est à l’arrière, et s’il n’a pu s’esquiver du front, il est caché dans les services de l’arrière-front, ce qui vaut l’arrière, puisqu’il y a peu de danger et qu’il ne passe pas pour embusqué. Mais que de haines ces gens-là amassent contre eux pour l’après-guerre. »

Une lettre forte qui correspond parfaitement à ce volume qui, s’il ne parvient pas à emporter totalement l’adhésion, procure de formidables moments de stimulation intellectuelle et un réel plaisir de lecture grâce à une plume au style remarquable.

Erwan LE GALL

MARIOT, Nicolas, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Le Seuil, 2013.

 

 

1 MARIOT, Nicolas, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Le Seuil, 2013. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont désormais indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 LE BIHAN, Jean, Au service de l’état, les fonctionnaires intermédiaires au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 19-57.

3 LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014, p. 30-36.

4 Ibid., p. 30-33.

5 Ibid., p. 177-178.

6 http://enenvor.fr/eeo_actu/actualit%C3%A9s_archives_premiere_guerre_mondiale_barthas.html

7 PROCHASSON, Christophe, 14-18, retours d’expériences, Paris, Tallandier, 2008, p. 220-223.

8 Sur ce point on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « La prégnance du souvenir de 1870 dans l’entrée en guerre en 1914 : l’exemple du 47e régiment d’infanterie »,  ouvrage collectif, La Guerre de 1870-1871 dans l’Oise, Noyon, Société historique, archéologique et scientifique de Noyon / Société d’histoire moderne et contemporaine de Compiègne, 2013, p. 118-121.

9 LANDSBERG, Paul-Louis, « Réflexions sur l’engagement personnel », Vingtième siècle, Revue d’histoire, n°60, octobre-décembre 1998, p. 118-123.

10 MAUFRAIS, Louis, J’étais médecin dans les tranchées, Paris, Pocket, 2008, p. 340.

11 Sur ce point GILLES, Benjamin, Lectures de poilus 1914-1918, Livres et journaux dans les tranchées, Paris, Autrement, 2013.

12 SHD-DAT : 16 N 1388, rapport du 10 au 20 août 1916, contrôle postal de la 1e armée.