Le CHT, l’écureuil et ses noisettes
La numérisation et la mise en ligne d’archives plonge les institutions détentrices de sources historiques au cœur de dilemmes parfois insurmontables. D’un côté, le numérique permet d’assurer la conservation des documents originaux et évite qu’ils ne soient régulièrement manipulés. Le bénéfice est donc non négligeable. Mais, d’un autre côté, la mise à disposition sur la toile fait souvent craindre un risque de « dépossession ». La conservation devient alors moins celle de l’archive que la thésaurisation d’artefacts dans un centre de documentation compris comme un coffre fortement blindé. Bref, une sorte de syndrome de l’écureuil veillant jalousement sur ses noisettes. C’est précisément ce qui semble caractériser la déclinaison numérique de l’iconothèque du Centre d’histoire du travail de Nantes.
|
Une interface pour le moins vieillotte. |
Celles et ceux dont les recherches portent sur l’histoire du travail et des mouvements ouvriers et paysans connaissent nécessairement cette véritable mine d’or. Créé dans les années 1980, ce qui était alors le Centre de documentation du mouvement ouvrier et du travail (CDMOT) regroupe à Nantes de très riches archives relatives aux militants ou aux organisations : correspondances, mémoires, journaux syndicaux mais aussi de nombreuses photographies. Et ce sont justement ces clichés qui ont fait l’objet d’un immense travail de classement, d’indexation et de numérisation, jusqu’à aboutir à l’iconothèque que propose aujourd’hui aux internautes le Centre d’histoire du travail de Nantes.
Les chiffres à l’occasion du lancement de cette nouvelle plateforme ne manquent pas d’attirer l’œil et de susciter l’appétit du chercheur, individu au sang chaud toujours à l’affut de nouvelles noisettes : 10 000 clichés sont à l’heure actuelle disponibles sur la plateforme du Centre d’histoire du travail soit environ 10% des collectons de l’institution. Celle-ci a d’ailleurs annoncé avoir travaillé sur des archives antérieures à 1970 « pour que personne ne puisse souffrir de ses engagements de jeunesse si sa carrière n’est pas terminée ». La masse documentaire offerte à la sagacité du public est bien entendu amenée à s’enrichir dans les prochains mois et tout, à dire vrai, semble promettre un site de référence pour qui s’intéresse à l’histoire de la Loire-Atlantique, et donc de la Bretagne.
Certes, la plateforme semble un peu poussive et, après quelques minutes de navigation, on ne tarde pas à s’interroger quant à l’efficacité du moteur de recherche : ne sommes-nous pas en train de passer à côté de documents ? Certes, l’indexation semble rigoureuse et les métadonnées particulièrement complètes mais il faut bien avouer qu’habitués aux puissants outils offerts par la Bibliothèque nationale de France, le Service historique de la Défense ou encore les Services départementaux d’archives, on se prend rapidement à émettre quelques doutes. Et puis vient le constat, terrible, celui d’un retour à la fin du XXe siècle. En effet, chaque photographie numérisée et prétendument disponible à la réutilisation via une licence Creative Commons est barrée d’un immense rappel : « document conservé par le Centre d’histoire du travail de Nantes ». Les noisettes sont donc bel et bien prisonnières du coffre-fort et l’historien numérique, lui, repart bredouille. Inutile en effet d’envisager un téléchargement en haute définition des dits fichiers : une telle requête relèverait presque de l’hérésie.
|
L’écureuil veillant jalousement sur ses noisettes au moyen d’une mention rappelant la propriété de l’archive : le comble pour une institution dédiée à la préservation de la mémoire des mondes ouvriers ? |
A dire vrai, les mots manquent pour décrire notre perplexité face à ce site qui parait sorti d’un autre âge, non pas d’un point de vue technique mais stratégique. A l’heure où la libéralisation des données est promue par de nombreux acteurs importants du secteur – on pense récemment au Musée de Bretagne ou au formidable travail réalisé par les équipes du Maitron – comment peut-on en effet sérieusement procéder de la sorte ? Est-ce là le « progrès » cher au mouvement ouvrier et social, cette thésaurisation jalouse des archives ? Est-ce là l’indispensable promotion de la science ouverte, à l’heure où les obscurantismes et de manière plus général les remises en cause du savoir et de la raison ne semblent cesser de gagner du terrain ? Et que dire du point du contribuable ? En effet, si le Centre d’histoire du travail est une association de type loi 1901, elle bénéficie de subventions de collectivités territoriales, à commencer par la ville de Nantes. La moindre des contreparties ne serait-elle pas d’assurer la libération complète des archives dont la numérisation et la mise en ligne est financée sur des crédits publics ?
Erwan LE GALL |