Les citations à l’ordre en tant que sources
Citer à l’ordre un poilu, qu’il s’agisse d’un homme du rang ou d’un officier général, signifie distinguer ses mérites, prononcer à son égard une « sanction positive »1. Concrètement, cette forme particulière de reconnaissance se matérialise sous la forme de petits textes décrivant les actes ou les attitudes récompensées et insérés dans des diplômes que les familles des récipiendaires conservent parfois encore précieusement. Les citations peuvent être, dans un ordre croissant de prestige, à l’ordre du régiment, de la brigade, de la division, du corps d’armée ou de l’armée et autorisent la plupart du temps le port de la croix de guerre (avec étoile de bronze, d’argent ou de vermeil ou avec palme) et/ou de la médaille militaire, voire même de la Légion d’honneur.
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Diplôme de citation à l'ordre (détail). Européana 14-18: Françis Picart. |
Retrouver les citations éventuellement décernées à tel ou tel combattant de la Grande Guerre est chose relativement aisée. Pour ce faire, le plus simple est sans doute de compulser la fiche matricule de recrutement de l’intéressé ou tout état signalétique et des services, présent par exemple dans les dossiers de demandes de carte du combattant formulées après-guerre. On peut également se lancer dans le dépouillement de la presse locale qui en publie régulièrement, voire, dans le cadre de citations à l’ordre de l’armée, dans le fameux « Tableau d’honneur » du magazine L’Illustration qui les accompagne d’un portrait du récipiendaire.
Une fois ceci fait, il reste à analyser le texte de cette citation, ce qui se révèle beaucoup plus délicat. En effet, ces distinctions sont largement décriées par les poilus qui peuvent moquer la bravoure de tel ou tel combattant saluée par l’autorité militaire, ne voyant dans le comportement du récipiendaire qu’inconsciente témérité ou inutile imprudence. Il est vrai que certains textes de citations, écrits à la chaine par des bureaux de décorations spécialement dévolus à cette tâche, peuvent laisser songeur à l’instar de celle reçue par ce poilu du 47e régiment d’infanterie le 25 octobre 1916 :
« Au front depuis le début de la campagne, a pris part à tous les combats où le régiment a été engagé: Guise, La Marne, Reims, Arras 1914, offensive de l'Artois 19 mai 1915, le Labyrinthe, Offensive de Champagne (sept. 1915), offensive de la Somme (sept 1916). Sur les différentes parties du front où il a tenu les tranchées d'Artois, en Argonne et en Picardie, a toujours accompli consciencieusement sa rude et glorieuse tâche sans forfanterie mais sans défaillance »
Ici, outre le fait que cette citation ait été décernée en des termes rigoureusement exacts à plusieurs soldats, le problème est que le récipiendaire n’a pas « pris part à tous les combats où le régiment a été engagé » puisque mobilisé avec le 25e RI, il n’arrive au 47e régiment d’infanterie qu’en mai 19152. Ici, la citation se révèle donc non seulement bien peu utile mais assez trompeuse pour qui s’intéresse à l’expérience combattante de cet individu.
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Remise décoration, 14 juillet 1917. BDIC: VAL282/057. |
Il en est d’autres, en revanche, qui écrites immédiatement après les faits distingués, et de surcroît en des termes très précis, constituent parfois la seule trace permettant de revenir sur un coup de main ou une attaque repoussée de l’ennemi. Dans ces cas, la citation se révèle être une source très profitable à celui ou celle qui, biographe ou généalogiste, s’intéresse à un poilu en particulier, même s’il s’avère la plupart du temps impossible de la croiser avec d’autres archives. Or ceci peut parfois s’avérer très problématique.
Adjudant au 47e régiment d’infanterie, Eugène Gastard est probablement l’un des poilus les plus décorés de cette unité puisque sa croix de guerre porte deux étoiles de bronze, une de vermeil et trois palmes, souvenirs de six citations. Or l’une d’entre-elle, à l’ordre de l’armée, affirme qu’il « a, dans la journée du 8 [juin 1915], tué, à lui tout seul, dans la lutte corps-à-corps, douze Allemands ». Un tel propos ne peut qu’attirer l’attention de l’historien qui sait ce type de combats extrêmement rares, et surtout avec une telle issue : 12 morts ! Or cette assertion est renouvelée quelques jours plus tard, à propos des mêmes faits, dans une autre citation lui octroyant la prestigieuse médaille militaire. Ici, la situation devient d’autant plus compliquée que la seule source dont nous disposons est un article du bihebdomadaire malouin Le Salut présentant Eugène Gastard comme un « héros » et reproduisant à cette occasion les textes des six citations qui lui ont été attribuées3. Mais la presse est une source délicate à employer, surtout pendant la Première Guerre mondiale où le bourrage de crâne n’est pas rare, et rien ne nous permet de certifier l’authenticité de ces citations. En effet, faisant partie des fameuses archives parties à Moscou à la suite de la Seconde Guerre mondiale (on se demande d’ailleurs bien ce qu’avaient les Allemands en tête en emportant dans leur fuite ces registres…), la fiche matricule d’Eugène Gastard a été remplacée par un feuillet nominatif de contrôle particulièrement laconique qui ne nous renseigne nullement .
Un cas comme celui-ci dit bien les forces et les limites des citations à l’ordre comme source puisqu’elles sont potentiellement porteuses de renseignements extrêmement intéressants, mais la plupart du temps invérifiables. Au final, c’est probablement moins dans une optique individuelle, micro-historique, que dans une approche plus large qu’elles se révèlent les plus intéressantes. En effet, mises bout-à-bout, ne dressent-elles pas le portrait-robot du combattant idéal ?
Erwan LE GALL
1 Nous reprenons ici les termes de PAVEAU, Marie-Anne, « Citations à l’ordre et croix de guerre. Fonction des sanctions positives dans la guerre de 1914-1918 », CAZALS, Rémy, ROLLAND, Denis, PICARD, Emmanuelle (dir.), La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Toulouse, Privat, 2003. p. 247-257. Pour une présentation globale on renverra à STOLL, Mathieu, « Décorations et distinctions », in NIVET, Philippe, COUTANT-DAYDE, Coraline et STOLL, Mathieu, Archives de la Grande Guerre. Des sources pour l’histoire, Rennes, Archives de France / Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 455-464.
2 Arch. Dép. I&V : 1 R 2139.403.
3 « Un héros », Le Salut, 35e année, n°89, 3-4 novembre 1916, p. 1.
4 Arch. Dép. CdA : 1 R 1279.1962. |