Quand le devoir de mémoire flingue l’histoire : le monument aux morts de la ville de Paris

L’initiative a fait grand bruit tant il est vrai que le symbole ne pouvait que frapper : alors qu’elle était dépourvue de monument aux morts, la ville de Paris, cité de l’Arc du Triomphe au pied duquel est inhumé le soldat inconnu, a décidé de s'équiper. Révolution numérique – et efficacité budgétaire – oblige, c’est sur la toile que celui-ci se trouve, la mise en ligne ayant coïncidé avec le centenaire du 21 février 1916, jour du déclenchement de l’offensive allemande sur Verdun.

Une interface sobre mais efficace.

La première impression qui se dégage en visitant ce mémorial virtuel est celle d’une grande sobriété. L’environnement graphique est résolument dépouillé et joue sur les nuances de blanc et de gris, comme pour filer la métaphore funéraire. La volonté de souscrire au sacrosaint « devoir de mémoire » est ici évidente, la Maire de Paris n’hésitant pas à affirmer sur la page d’accueil du site qu’il s’agit ici de perpétuer le souvenir des « héros » de la capitale.

Si elle n’est pas surprenante, une telle affirmation contraste toutefois grandement avec le statut des informations mises en ligne. La ville de Paris indique en effet que la liste des individus inscrits sur ce mémorial virtuel a essentiellement été réalisée à partir des « livres d’or des mairies d’arrondissements », registres ayant été tenus entre 1919 et 1939 et comportant le nom « des résidents de chaque arrondissement morts pour la France ». Là est un choix ambitieux mais qui malheureusement risque d’exposer les concepteurs de ce monument virtuel, puisque les lacunes ne peuvent être qu’importantes. En effet, contrairement à ce que l’on peut bien croire aujourd’hui, la mobilité de la population française est une réalité sensible à la veille de la Grande Guerre et les archives regorgent de cas d’individus partis pour quelques mois à Paris. Ceci est d’ailleurs particulièrement sensible pour une région comme la Bretagne, comme le montre par exemple les travaux de Thomas Perrono.  Or la brièveté de ces séjours ne fait que rendre plus délicate la localisation exacte de ces défunts et, au final, la réponse à la question cruciale de savoir qui doit ou non figurer sur ce monument.

Mais là n’est sans doute pas le plus dommageable. En effet, les concepteurs de ce site n’hésitent pas à affirmer que « la liste des noms présentée dans ce monument virtuel,  dressée à partir des livres d’or, doit donc être considérée, au même titre que les monuments aux morts,  comme  un document historique complexe qui n’a pas vocation à être modifié ». Outre une confusion manifeste entre le document d’archives et sa transcription numérique, une telle assertion dit bien l’occasion manquée que constitue cette initiative puisque les données mises en lige ne peuvent nullement être utilisées dans une optique quantitative. Non seulement rien n’est prévu pour les extraire mais, plus grave encore, nul programme n’est envisagé pour optimiser la base, ce qui la rend proprement inutilisable. En effet, comme bien souvent lorsqu’il est question de telles archives, les erreurs sont innombrables et on a du mal à imaginer comment, en ce début de XXIe siècle, à l’heure où les outils collaboratifs se développent toujours de plus en plus,  il est possible de concevoir un tel site sans un volet de crowdsourcing, à l’image de l’excellent Défi 1 jour 1 poilu.

Un module cartographique qui n'est pas celui que l'on espérait.

Ici, le résultat est d’autant plus regrettable que les données de localisation relativement précises de la base, en les croisant pour vérification avec les registres matricules du recrutement par exemple, auraient pu permettre une cartographie serrée de ces morts pour la France (et non pas des monuments et plaques de la capitale, initiative certes intéressante mais qui n’a au final que peu à voir avec le propos initial). En d’autres termes, à force de bons sentiments et de « devoir de mémoire », on prive la communauté historienne d’un outil qui aurait assurément pu permettre d’améliorer notre compréhension de ce conflit. Mais en cela, il s’agit d’un excellent témoignage du peu de considération dont bénéficie aujourd’hui la recherche historique.

Erwan LE GALL