Quelques archives de mai 1968 : l’histoire condamnée au retard sur la mémoire ?

La mise en ligne, par la Fondation Jean Jaurès, d’une série de clichés pris à Quimper le 8 mai 1968 par Monique et Pierre Guéna est intéressante à plus d’un titre. Au niveau historique, Christian Bougeard le souligne d’ailleurs, cette journée se caractérise par une intense mobilisation et pouvoir l’illustrer avec ces documents iconographiques est chose d’autant plus précieuse que ceux-ci ne sont, au final, pas si courants dans les collections publiques de la péninsule armoricaine. C’est donc aussi une réalité archivistique singulière qu’illustrent ces quelques photographies.

Manifestation à Quimper, 8 mai 1968. Fondation Jean Jaurès: Photographies de Monique et PIerre Guéna.

Tout d’abord, il faut dire combien les fonds de la Fondation Jean Jaurès constituent une véritable mine de trésors pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire contemporaine de la Bretagne. Affiches mais aussi photographies, rapports de congrès du Parti socialiste, documents produits par les sections ou  encore journaux militants sont disponibles en quelques clics, via la plateforme dédiée intitulée Archives socialistes. En définitive, ces clichés de Monique et Pierre Guéna viennent mettre en lumière l’insatiable travail de collecte d’archives mené par cette institution. Il y a là assurément un exemple dont bien des mouvements politiques pourraient s’inspirer.

En second lieu, et alors que le 50e anniversaire de mai 1968 bat son plein, contrairement au très discret 60e de mai 1958 par ailleurs, il importe de souligner combien la relation entre les services d’archives et le grand public est aujourd’hui féconde. Sans doute certains y verront une conséquence du succès rencontré par la Grande collecte 1914-1918. On nous permettra d’y déceler un mouvement plus ample, une sorte de régime commémoratif participatif au sein duquel le partage, la transmission, la conservation, la numérisation et la valorisation en ligne et via les réseaux sociaux de certaines pièces d’archives privées occupent une place centrale. C’est du reste dans ce cadre que doivent se comprendre les récents appels lancés par les Archives municipales de Rennes, mais aussi celles de Saint-Nazaire, pour recenser des documents relatifs à mai 1968 et restés fidèlement conservés dans quelques armoires.

Les nombreuses initiatives éditoriales et culturelles, dans le sens le plus large terme, qui ont vu le  jour dans la perspective de ce 50e anniversaire ont également contribué à gonfler les corpus. Classiquement, et dans une veine qui n’est pas sans faire penser au travail de Jean-Pierre Guéno dans les années 1990 avec Paroles de poilus, Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Erik Neveu sont partis en quête des acteurs de mai 1968 et ont consigné dans un stimulant volume des témoignages qui constituent autant de matériaux dorénavant accessibles à la recherche1. Il en résulte une approche « par le bas » qui donne la parole aux anonymes de mai 1968, loin des icônes patrimonialisées du boulevard Saint-Germain. Ce regard décentré est également à l’œuvre dans le magnifique webdocumentaire que l’association Bretagne Culture Diversité, sous la direction de Christian Bougeard, consacre non plus à mai 1968 mais bien aux années 1968 en Bretagne. Et là, on est stupéfait par la richesse des archives vidéo mobilisées pour l’occasion, images pas ou peu connues qui redonnent le grain, la texture, on serait même tenté de dire les odeurs, de l’époque.

Manifestation à Quimper, 8 mai 1968. Fondation Jean Jaurès: Photographies de Monique et PIerre Guéna.

On notera d’ailleurs que Christian Bougeard est loin de limiter son analyse au seul mai 1968 et, au contraire, élargit considérablement le spectre d’analyse pour postuler l’idée de deux décennies décisives, comme Jean Fourastié avait théorisé les Trente glorieuses2. C’est là du reste un mouvement d’ensemble de l’historiographie et c’est bien d’années 1968, comme il y a probablement des années 1958, qu’il convient aujourd’hui de parler. Dès lors, une question essentielle se pose face à ce renouvellement des connaissances : comment la discipline historique, en tant que réponse à la demande sociale d’histoire qui émerge lors des grands anniversaires, peut se nourrir, digérer et au final intégrer rapidement les archives que ne manquent pas de faire resurgir ces grands temps de commémoration ? En d’autres termes, l’histoire est-elle condamnée à éternellement courir après le wagon de la mémoire ?

Erwan LE GALL

 

 

1 DORMOY-RAJRAMANAN, Christelle, GOBILLE, Boris et NEVEU, Erik, Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, Paris, éd. de l’Atelier/Médiapart, 2018.

2 BOUGEARD, Christian, Les années 68 en Bretagne. Les mutations d’une société (1962-1981), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.