8 septembre 1915 : le 10e CA recule en Argonne

« Hier, les Boches nous ont réservé une surprise à laquelle nous étions loin de nous attendre : les gaz asphyxiants »1. C’est par ces mots que, le 9 septembre 1915, Julien Chopin, artilleur au 50e RAC de Rennes, débute, dans une lettre à ses parents, le récit qu’il fait des combats de la veille. 100 ans plus tard, cette attaque du 8 septembre 1915 dans le secteur du 10e corps d’armée, composé pour l’essentiel de régiments mobilisés dans les Côtes-du-Nord, en Ille-et-Vilaine et dans la Manche, a été largement oubliée. Elle constitue pourtant, pour certaines unités, l’une des journées les plus sanglantes du conflit.

L’Argonne, un secteur plus calme que l’Artois

En ce début du mois de septembre 1915, cela fait un peu plus d’un mois que le 10e CA a quitté l’Artois, où il combattait depuis près d’une année, y participant entre autres aux meurtrières offensives des mois de mai et juin. Il a alors rejoint l’Argonne, au nord de Sainte-Menehould.

Carte postale. Collection particulière.

Ce nouveau secteur apparaît plutôt calme aux poilus bretons. Certes, chaque jour ou presque, les unités en ligne perdent quelques hommes blessés ou tués. Certes, le nombre de ceux qui souffrent de problèmes intestinaux – ce que, dans ses lettres, le capitaine rennais Charles Oberthür, du 7e RAC, nomme « l’argonnite » – ne cesse de croître, nécessitant d’ailleurs l’évacuation de certains malades vers l’arrière. Il n’en reste pas moins que la situation n’a plus rien à voir avec celle rencontrée au nord d’Arras : certes, en Argonne, « il y avait crapouillotage, lancement de grenades, fusillades, mais à partir de 500 mètres [de la première ligne], c’était le calme absolu » se souvient le capitaine Leddet, commandant une batterie du même 7e RAC. « On pouvait se promener comme on voulait, allumer du feu » précise-t-il, avant de conclure que, de ce fait, au contraire des hommes du 10e CA, « les troupes qui nous avaient précédé […] ne connaissaient pas vraiment la guerre » .   

Les 19e et 20e DI, renforcées par la 131e, récemment créée par l’association à deux régiments rennais, les 41e et 241e RI, de deux unités du Midi toulousain, les 7e et 14e RI, prennent donc progressivement en charge les secteurs qui leur sont dévolus, autour de La Harazée et du Four-de-Paris entre autres. Là, comme de nombreuses autres divisions, elles se préparent à l’offensive programmée par le général Joffre pour la fin du mois de septembre, en Champagne : elles ne doivent certes y prendre qu’une part très secondaire, le centre de gravité de l’attaque se trouvant plus à l’ouest, dans le secteur de Perthes/Tahure/Massiges. Mais on attend des trois divisions d’éventuelles actions de diversion, de fausses attaques permettant de retenir dans ce secteur du front des troupes allemandes qui ne pourront ainsi aller renforcer celles s’opposant à l’offensive française ; elles devront par ailleurs se tenir prêtes à exploiter la percée qui ne manquera pas de suivre cette opération préparée depuis des semaines.

Dans ces conditions, l’attaque déclenchée par les troupes du Kronprinz sur le front de la 19e DI le 8 septembre au matin constitue bien « une surprise », pour reprendre les termes de Julien Chopin que l’on retrouverait sous la plume d’autres soldats.

Des troupes prises de panique

Selon les sources, l’attaque allemande est précédée, vers 7h00 le 8, par le déclenchement d’un « très violent bombardement sur tout [le] front » du 10e CA, principalement dans le secteur de la 19e DI (JMO du 10e CA). Cette préparation d’artillerie est particulièrement intensive. Les « trois premières lignes sont complètement bouleversées par des obus de 150, 210 et 305 », les plus gros calibres ou presque de l’artillerie allemande, tandis que « des mines [i.e. Minenwerfer] de 100 kgs […] démolissent les abris et ensevelissent un assez grand nombre de défenseurs ». Dans le même temps, afin d’empêcher l’arrivée de renforts vers ces premières lignes et de gêner l’action de l’artillerie française, « la vallée de la Biesme, le village et la citadelle de La Harazée », un peu en retrait, « sont en butte à un tir violent d’obus asphyxiants », chargés de gaz lacrymogène en fait. Au total, c’est à un  « véritable ouragan d’artillerie » que font face les combattants ainsi que le notent les JMO de la 19e DI, de manière très explicite, avec pour principale conséquence de couper rapidement les communications entre les PC, l’artillerie et les tranchées de première ligne.

Carte postale. Collection particulière.

De ce fait, lorsqu’après avoir fait sauter simultanément trois mines creusées sous les tranchées françaises vers 9h45 dans le secteur dit de Marie-Thérèse, les fantassins allemands se lancent vers 10h00 à l’assaut sur « le front tranchée de Servon/route de Saint-Hubert, sur les deux versants de la Fontaine aux Charmes », précédés de groupes de grenadiers sans fusils », ils progressent rapidement : « ils enlèvent successivement les trois premières lignes complètement bouleversées, où les mitrailleuses et les canons de 58 sont ensevelis et les défenseurs tués ou enterrés ». A 11h00, les bataillons envoyés en renfort par la 131e DI, notamment celui du commandant Gros, du 241e RI, buttent sur l’ennemi et doivent constater que celui-ci « paraît avoir percé nos lignes en deux points bien précis » (JMO de la 131e DI). Ainsi que l’expliquent les JMO de la 19e DI, les unités du 70e RI et du 48e RI qui occupaientt « la ligne de combat et la tranchée intermédiaire sont en quelque sorte écrasées et mises hors de cause » dans la mesure où « la plupart des hommes sont tués ou ensevelis » tandis que les entrées des abris suffisamment solides ont été obstruées. Quant aux renforts français qui s’avancent depuis les tranchées intermédiaires et circulaires, ils sont « décimés par le feu et leur intervention n’est d’aucune efficacité ». Seule une section de mitrailleuses du 48e RI parvient à mettre en œuvre la seule pièce qui lui reste. D’ailleurs, dans ce régiment, sur les 10 mitrailleuses postées dans la zone soumise au bombardement, 7 ont été détruites. Au 70e RI, « la 8e Cie n’existe plus, la 7e Cie à qui la 6e a envoyé 2 sections de renfort est sur le point d’être cernée par la droite et par la gauche ; son effectif fond à vue d’œil ; ce qu’il en reste se retire » donc vers l’arrière.

Dans ces conditions en effet, face à la pression allemande, malgré l’intervention successive des troupes en réserve de brigade, de division puis de corps d’armée, il faut en effet reculer, dans des conditions éclairées de manière contradictoire par les sources. A chaque niveau, les JMO évoquent implicitement un repli certes accéléré, mais dans un ordre au moins relatif. Les artilleurs, en arrière, décrivent en revanche une véritable panique de la part des fantassins. Selon le capitaine Leddet, du 7e RAC, en position à proximité du PC du commandant de la 19e DI, alors que « les premières lignes souffraient dur, les hommes commençaient à refluer en désordre. Le général nous prescrivit de menacer les fuyards avec nos révolvers. Ca arrêta le mouvement en arrière, mais ça ne le fit pas partir en avant » conclut-il3. Même impression du côté de Julien Chopin, artilleur au 50e RAC : « vers 10 heures » explique-t-il dans une lettre écrite à ses parents, « voila une bande de fantassins qui passent affolés, pleurant, faisant des grimaces » à cause des lacrymogènes, « et qui nous conseillaient de déguerpir au plus vite, nous annonçant les gaz et les Boches »4. Plus loin cependant, il note que « les fantassins, revenus de leur panique, ont contre-attaqué » dans l’après-midi.

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« Panique » : on est loin de ce que semblent décrire les JMO, même si ce mouvement ne concerne sans doute pas l’ensemble des combattants des régiments de première ligne, dont certains résistent, se faisant tuer sur place, parvenant, de facto, à enrayer l’attaque allemande. Si une partie de la tranchée circulaire, qui devait constituer le cœur de la résistance française en cas d’offensive, a été conquise par l’ennemi, l’essentiel a été préservé : les fantassins allemands ont certes progressé de plusieurs centaines de mètres, mais ils n’ont pu atteindre la vallée de la Biesme. Des contre-attaques localisées sont même lancées dans l’après-midi, souvent stoppées par le feu des mitrailleuses allemandes. L’on envisage un temps d’en déclencher de plus grande envergure. Planifiée pour le 8 au soir, remise au 9 au matin puis dans la soirée, l’idée de cette contre-attaque est finalement abandonnée : « on ne fit rien du tout, et ce fut la sagesse » explique le capitaine Leddet ; « nous aurions fait démolir du monde et nous n’aurions rien repris du tout » considère-t-il quelques années plus tard, lorsqu’il rédige ses mémoires5.

Un lourd bilan

Il n’en reste pas moins que le bilan de cette journée est particulièrement rude pour les troupes du 10e CA, fort inégal d’ailleurs d’une division à l’autre, d’un régiment à l’autre, voire d’un bataillon à l’autre parfois en fonction de la position de chacun au moment de l’offensive allemande. A la 131e DI, les pertes du 41e RI sont de 5 tués et 13 blessés, celles du 7e RI de 3 tués et 19 blessés. Au 71e RI de Saint-Brieuc, qui dépend de la 19e DI, l’on déplore la mort d’un officier et de 37 soldats ; il y a 121 blessés, dont 2 officiers, et 56 disparus ; au total, la perte de 215 combattants, plus que l’ensemble de la 131e DI. Encore ces chiffres sont-ils parmi les plus faibles des régiments de cette division. Au soir du 8 septembre, le 48e RI ne peut fournir qu’un bilan provisoire : les pertes y sont, a minima, de 15 officiers et 900 hommes. Au 70e RI, ce sont 24 officiers – près de la moitié de l’encadrement du régiment – et 1 300 hommes qui ont été frappés. Des compagnies entières ont ainsi cessé d’exister comme unités combattantes. Dans ces deux régiments, l’on retrouve ainsi des niveaux de pertes comparables à ceux du 22 août 1914, au moment de la bataille de Charleroi, ou des 9-10 mai 1915, lors de l’offensive d’Artois.

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Au total, pour cette seule 19e division, 49 officiers et 2 460 hommes – encore sont-ce les données minimales – sont hors de combat. Certes, un certain nombre des disparus ont en fait été capturés. Il n’en reste pas moins que le coup est rude.

La faute aux Midis ?

Comment expliquer ce lourd revers ? Face à « l’ouragan d’artillerie lourde », face aux gaz, les Bretons auraient-ils cédé ? C’est ce que semblent dire Leddet et Chopin, entre autres. Sans être aussi explicite, Maurice Pensuet, mobilisé dans un régiment orléanais qui monte en renfort dans le secteur le 9 septembre, se plaint quant à lui de l’attitude des Bretons : « hier, nous avons eu la soupe à 3 h. et à 4 h. nous sommes montés en 1e ligne relever le 71e [RI, de Saint-Brieuc]. Nous avons trouvé des tranchées bouleversées et les types étaient là depuis 48 h. sans avoir donné un coup de pioche pour déblayer ». De ce fait, « les balles y arrivaient comme chez elles » explique-t-il à ses parents dans une lettre du 106. Ces critiques à l’égard de l’attitude des régiments bretons en général, de ceux du 10e CA en particuliers, sont intéressantes pour l’historien en ce qu’elles sont très éloignées de l’image souvent véhiculée, tant par la presse régionale que par nombre de publications nationales mais aussi dans certains témoignages émanant de soldats originaires d’autres régions : celle des Bretons comme des combattants durs au mal, fiables, sur lesquels l’on peut compter en toutes circonstances7.

Après avoir décrit la panique des fantassins de la 19e DI dans une lettre du 9 septembre, l’artilleur Julien Chopin, originaire de Boistrudan, au sud-est de Rennes, avance lui dans un courrier du lendemain une explication plus « rassurante » et plus habituelle sous la plume des poilus bretons : ce sont les « lâches du 17e corps », les Toulousains, qui sont la cause de l’abandon des tranchées de première ligne dans ce secteur de l’Argonne le 8 septembre. « Les Boches n’ont percé que devant eux et sans grand mal puisque dès les premiers moments de l’attaque, ils n’ont rien trouvé de mieux que de se sauver ». « Je vous assure que c’est honteux de voir de pareilles troupes » conclut-il dans la lettre destinée à ses parents. Ce genre de propos concernant les soldats méridionaux est monnaie courante dans les correspondances des soldats bretons, notamment justement ceux du 10e corps qui ont eu à combattre régulièrement aux côtés du 17e CA en Artois.

Seul bémol ici : le corps d’armée toulousain n’a pas quitté le secteur artésien de Roclincourt où il combat toujours à cette date, bien loin de l’Argonne donc. Chopin fait-il alors allusion aux 7e et 14e RI, associés aux Rennais des 41e et 241e RI au sein de la 131e DI ? Peut-être. Mais rien n’indique, dans les JMO de la division, dans ceux du corps d’armée ou des régiments concernés que le dispositif français ait cédé initialement dans le secteur tenu par l’un des régiments toulousains, d’autant que c’est face aux 70e et 48e RI, les régiments de Vitré et Guingamp, que se situe le centre de gravité de l’attaque allemande.

Et si nombre de combattants de ces deux régiments luttent pendant des heures dans des conditions effroyables, parvenant d’ailleurs – nous l’avons vu – à stopper la progression de l’ennemi, il n’en reste pas moins qu’il peut être utile, au lendemain de l’échec que constitue cette journée, de trouver un bouc-émissaire « extérieur ». Comme pour se rassurer en prévision de nouveaux combats.

Yann LAGADEC

 

 

 

1 CHOPIN, Eric, Le messager du front. De 1914 à 1918, la guerre du Breton Julien Chopin à travers sa correspondance, Rennes, E. Chopin, 2014, p. 81.

2 LEDDET, Jean, Lignes de tir. Un artilleur sans complaisance, carnets de guerre, 1914-1918, Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2012, p. 167.

3 LEDDET, Jean, Lignes de tir…, op. cit., p. 170.

4 CHOPIN, Eric, Le messager du front…, op. cit., p. 81.

5 LEDDET, Jean, Lignes de tir…, op. cit., p. 172.

6 PENSUET, Maurice, Ecrits du front. Lettres de Maurice Pensuet, 1915-1917 (ed. Antoine Prost), Paris, Tallandier, 2010, p. 121.

7 Sur ce point, LAGADEC, Yann « L’approche régionale, quelle pertinence ? Le cas des combattants bretons dans la Grande Guerre », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann, et LE GALL, Erwan (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 43-46 et GUYVARC'H, Didier et LAGADEC, Yann, Les Bretons et la Grande Guerre. Images et histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. Voir aussi l’article sur Isidore Colas sur En Envor.