Démobilisation : quand L’Ouest-Eclair tance la CGT.

Contrairement à ce que stipule l’impératif catégorique, il faut le dire un peu naïf du reste, du « devoir de mémoire » , le temps écrase les perspectives et déforme le passé, jusqu’à sceller l’oubli. C’est ainsi que, de prime abord, les quelques jours précédant la fête de noël 1918 pourraient paraître aujourd’hui marqués par une immense allégresse : celle de la victoire dans une guerre interminable et éminemment meurtrière. En réalité, il n’en est rien.

Carte postale-photo. Collection particulière.

Les travaux de l’historien B. Cabanes – qui portent d’ailleurs pour une large part sur l’Ouest de la France et la Bretagne – ont bien montré toutes les tensions qui se cristallisent dans les semaines qui suivent l’Armistice1. La fin des combats est perçue comme étant synonyme de paix alors que celle-ci n’est véritablement signée qu’en juin 1919 avec le traité de Versailles, pour n’être d’ailleurs promulguée, et donc entrer juridiquement en vigueur, que 6 mois plus tard. Période d’entre-deux, cette poignée de mois peut être résumée par un seul unique mot, celui de démobilisation, nom servant tout à la fois à décrire le gigantesque mouvement vers la vie civile de ces poilus en passe de devenir des anciens combattants mais également terme qui permet de désigner cet horizon d’attente tant de fois espéré et anticipé, celui du retour au foyer. Un court article, à première vue parfaitement anodin, publié le 19 décembre 1918 par L’Ouest-Eclair, dit bien les tensions qui se nouent autour de cette démobilisation.

Tout part d’une confidence lâchée, sans doute de manière un peu hâtive, par Victor Dalbiez, parlementaire des Pyrénées-Orientales demeuré dans l’histoire par la loi d’août 1915 portant son nom et visant à assurer « la juste répartition et une meilleure utilisation des hommes mobilisés ou mobilisables » : « 80% des poilus qui nous défendent au front sont des hommes qui cultivent la terre »2. Le chiffre n’a a priori rien d’incroyable et pourtant il fait l’effet d’une bombe dans ce contexte si particulier de la fin du mois de décembre 1918. La France d’alors est en effet un pays essentiellement rural et si des nuances doivent probablement être apportées à l’interprétation qui est donnée par le quotidien catholique breton – la société paysanne ne se limite pas aux cultivateurs, la poly-activité ainsi que les trajectoires migratoires viennent complexifier les choses…. – ces 80% correspondent peu ou prou à un tableau d’ensemble déjà largement connu.

Il en va en revanche autrement en ce qui concerne la composition des unités de l’armée française. Si on veut bien suivre L’Ouest-Eclair, « dans une compagnie d’infanterie de cent hommes, en face des 80 poilus paysans, il n’y a que 20 habitants des villes ». La réalité est sans doute plus complexe, la proportion n’étant sans doute pas la même dans l’infanterie et dans l’artillerie – une arme réputée « savante » et donc censée recruter plus dans les villes. De plus, la réalité des rangs de 1914 n’est probablement pas celle de 1918. Mais, malheureusement, faute de monographie régimentaire, il est difficile d’aller plus loin dans l’analyse. Et là n’est d’ailleurs sans doute pas le plus intéressant car si l’article de L’Ouest-Eclair composé à partir des propos de Victor Dalbiez est si stimulant, c’est moins sous un plan démographique que politique.

Délégation arrivant pour le Congrès de la paix, en 1919. Collection particulière.

Ce qui émerge en définitive de ces quelques lignes c’est l’immense fracture, d’autant plus impressionnante qu’elle contraste singulièrement avec l’Union sacrée qui est théoriquement encore en vigueur puisque le conflit n’est juridiquement pas fini, entre les villes d’une part, la campagne de l’autre. On est même en droit de se demander si, d’une certaine manière, ce n’est pas l’égalité devant l’impôt du sang qui n’est pas interrogée par le grand quotidien breton. En tout cas, celui-ci ne perd pas une seconde pour se servir de ce chiffre et dénoncer l’attitude de ses adversaires politiques. A l’en croire, ces 80% « devraient, en premier lieu, inspirer quelque modestie aux militants de la CGT qui ont osé demander au président du Conseil que leurs délégués soient autorisés à siéger au Congrès de la paix ».

Erwan LE GALL

 

1 CABANES, Bruno, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004.

2 « 80 pour 100 des poilus sont des paysans », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7 079, 19 décembre 1918, p. 2.