Entre Poor Little Belgium et nation symbole : les Bretons et le patrimoine belge pendant la Grande Guerre

La France et la Belgique entretiennent une relation privilégiée pendant la Première Guerre mondiale : le gouvernement est replié dans les environs du Havre et de nombreux civils viennent se réfugier dans l’hexagone, fuyant en août 1914 l’occupation allemande et son cortège d’atrocités1. Celles-ci interpellent d’ailleurs la presse bretonne qui voit dans les exactions commises dans le royaume une preuve incontestable de la « barbarie » allemande et une justification de cette guerre menée au nom du droit et de la civilisation.

Carte postale, collection particulière.

Bien entendu, l’expression d’atrocités allemandes se rapporte à un certain nombre d’actes qu’il serait possible de regrouper, dans une perspective aussi juridique qu’anachronique, sous le vocable générique de « crimes de guerre » : ainsi par exemple des centaines de personnes fusillées lors de l’été 1914 à Dinant ou à Tamines et dans toutes les « villes martyres »2. Mais ces atrocités ne se limitent pas aux seules atteintes aux personnes. En effet, peuvent être comprises sous le terme d’atrocités allemandes de nombreuses destructions du patrimoine belge causées par la guerre, dommages non seulement systématiquement perçus comme étant de la responsabilité des Allemands mais compris de surcroît comme attestant leur barbarie.

Si elles ne font pas la une, ces atteintes aux vieilles pierres, et de manière générale à tout ce qui touche aux arts, sont régulièrement évoquées par la presse bretonne. Ainsi L’Ouest-Eclair publie dès le 30 août 1914 une dépêche de l’agence Havas annonçant que « la ville de Louvain qui comptait 45 000 habitants et qui était la métropole intellectuelle de Belgique et des Pays-Bas depuis le quatorzième siècle, n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de ruines »3. Quelques jours plus tard, ce sont les propos du primat de Belgique, le cardinal Mercier, qui sont relayés par le quotidien rennais :

« Mais Louvain en ruines, son admirable bibliothèque brûlée et Malines dévastée ; Saint-Pierre joyau de la Renaissance détruit, la cathédrale de Saint-Rombeaud mutilée !... De ce chef-d’œuvre de l’architecture du Moyen-Âge que reste-t-il aujourd’hui, je ne sais que ce que j’ai lu dans les journaux. »

Edifices patrimoniaux par excellence, les églises deviennent un réel enjeu sur lesquels se cristallise une grille de compréhension spécifiquement catholique du conflit en cours. Au début du mois de décembre 1914, le Courrier Breton – qui se proclame fièrement « Catholique et Breton toujours ! » – revient ainsi sur la destruction de la « vieille et magnifique cité » d’Ypres dont on apprend que « la cathédrale, le beffroi, les halles se sont successivement effondrées ». Mais cette apparente neutralité du propos masque une dénonciation sans nuance des Allemands, accusés d’utiliser un « train blindé » et un ballon captif4, armes qui attestent bien évidement la barbarie de l’ennemi. Et pour Jérôme Buléon, curé-archiprêtre de la paroisse Saint-Pierre de Vannes de tendance monarchiste et proche du Bleun Brug5, la cause est dès lors entendue : « Pendant la Terreur en 1793, toutes les églises de France furent profanées et mutilées par les septembriseurs ; et aujourd’hui c’est encore leur haine huguenote que les allemands assouvissent en bombardant à plaisir la maison de l’Eucharistie »6.

Carte postale, collection particulière.

Pour autant, il convient de ne pas se méprendre quant à l’interprétation qu’il y a à donner de ces propos puisque le fait est que les atteintes au patrimoine belge n’occupent dans la presse bretonne qu’une place secondaire. Reprenant dans son édition du 22 septembre 1914 un article du New-York Herald, le Brest-Télégramme en est un bon exemple. S’il est en effet question des « sauvages de Louvain, de Termonde et de Malines [qui] continuent leur dévastation imbécile », c’est pour mieux mettre en garde contre une autre destruction patrimoniale, éminemment française cette fois-ci et bien évidemment d’une toute autre importance, celle de la cathédrale de Reims7. Dans ces conditions, on comprend aisément que l’égalité patrimoniale franco-belge n’est que pure chimère et que c’est non sans une certaine condescendance que la presse bretonne relaie les informations relatives aux destructions infligées aux vieilles pierres d’outre-quiévrain.

Pour autant, il serait sans doute excessif de considérer que la Belgique est, du point de vue du patrimoine, sans intérêt pour la presse bretonne. En effet, en lisant les différents périodiques publiés pendant la Grande Guerre dans la péninsule armoricaine, il apparait que c’est moins du point de vue de ses monuments que pour lui-même que ce pays doit être protégé. En effet, de la même manière que Bruxelles est au début du XXe siècle un emblème de la construction européenne, la Belgique apparaît alors comme le symbole d’un ordre international juste, sur lequel est fondé le droit, et dans lequel l’équilibre entre les deux grands – la France et l’Allemagne, qui a violé sa neutralité en août 1914 – protège le petit. Dans ce cadre, la Poor Little Belgium est une sorte de satellite en orbite de la France, une « vaillante petite nation alliée » pour reprendre l’expression d’un journaliste du Moniteur des Côtes-du-Nord qui contraste grandement avec l’idée que se fait de lui-même l’Hexagone et son gigantesque Empire colonial8.

Erwan LE GALL

 

1 Pour plus de détails sur la Belgique pendant la Grande Guerre on renverra à la synthèse de référence : BOURLET, Michaël, La Belgique et la Grande Guerre, Paris, SOTECA, 2012.

2 Sur cette question on renverra notamment au remarquable TIXHON, Axel et DEREZ, Mark, Visé, Aerschot, Andenne, Tamines, Dinant, Louvain, Termonde. Villes martyres. Belgique, août 1914, Namur, Presses universitaires de Namur, 2014 ainsi qu’au désormais classique HORNE, John et KRAMER, Allan, Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005.

3 « Les Allemands ont détruit Louvain », L’Ouest-Eclair, 16e année, n°2781, 30 août 1914, p. 4.

4 « Destruction d’Ypres par l’artillerie allemande », Le Courrier breton et nouvelles du Morbihan, 6 décembre 1914, p. 1.

5 Le Bleun Brug est un mouvement catholique proche des milieux nationalistes breton fondé par l’ami Jean-Marie Perrot, liquidé par les Résistants FTP en décembre 1943 du fait de sa proximité avec les nazis.

6 La Paroisse, bulletin paroissial de Saint-Pierre, Vannes, mars 1917, p. 33.

7 « La Cathédrale de Reims », Brest-Télégramme, 22 septembre 1914, p. 2.

8 « Une imposante cérémonie », Le Moniteur des Côtes-du-Nord, 48e année, n°35, 26 août 1916, p. 3.