Ce plat pays qui nous intéresse

 

 

Pourquoi parler dans ces colonnes de l'ouvrage que M. Bourlet consacre à La Belgique et la Grande Guerre ? Tout d'abord parce qu'il s'agit d'un excellent livre1 qui, gageons-le, trouvera rapidement une place de choix au sein des bibliothèques des aficionados de la Première Guerre mondiale. Ensuite parce que M. Bourlet porte haut le flambeau d'une figure (trop?) rare dans le champ historiographique, celle de l'officier-historien, puisqu'il enseigne aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Enfin, parce que la Belgique et la Bretagne sont, en 1914, deux espaces sensiblement comparables, et en même temps terriblement dissemblables.

D'une superficie proche de celle de la Bretagne (p. 13), la Belgique est également plurielle sur le plan linguistique, la partie sud-orientale parlant le Français et non le Flammand. Tout comme en Bretagne, la question de la langue est ici d'importance (p. 39-41). Mais là s'arrête la comparaison puisqu'à la veille de la Première Guerre mondiale la Belgique est incontestablement un fleuron industriel mondial (p. 32-35), résolument ancré dans la modernité. Une situation qui, on le sait, est bien différente de ce qui peut prévaloir en Armorique.

Mais l'intérêt de cet ouvrage ne se résume pas à ces similitudes et dissemblances. Au-delà des mérites incontestables de l'auteur – dont on saluera ici la qualité de la plume et le sens de la formule –, force est d'admettre que le sort de la Belgique dans la Grande Guerre n'est pas étranger à celui de la Bretagne. C'est en effet à Charleroi que les troupes du 10e corps de Rennes découvrent le feu, en août 1914. C’est également à cette même période que le 11e corps de Nantes livre bataille, notamment dans les secteurs de Maissin et Bertrix.  Peu après les premières heures de combat, c’est d’ailleurs vers l’ouest de la France, et notamment en Bretagne, qu’affluent des milliers de réfugiés belges fuyant l’avancée allemande (p. 129-130). Enfin, il ne faut pas oublier que c’est sur le front belge, érigé en véritable « laboratoire tactique », que la 87e division territoriale – qui recrute essentiellement en Bretagne – expérimente en avril 1915 les gaz de combats employés pour la première fois par les Allemands (p. 120-124).

Ces éléments incitent donc toutes les personnes liées de près ou de loin à l’histoire de la Bretagne pendant la Grande Guerre à consulter ce volume. Mais celui-ci ne saurait se résumer à cet intérêt régional. En effet, cette excellente synthèse permet d’avoir un efficace état de l’historiographie belge de la Grande Guerre tout en distillant quelques réflexions très neuves qui méritent d’être soulignées.

Tel est notamment le cas des toutes premières semaines du conflit et de l’opposition Joffre / Lanrezac2. Théoriquement neutre (p.  19-23), la Belgique voit pourtant son intégrité territoriale violée par le plan Schlieffen (p. 49), dimension qui assurément diffère de 1870 où celle-ci est préservée. Bien entendu cette histoire est connue mais on remarquera avec intérêt que M. Bourlet souligne la rapidité d'adaptation de l'Etat-Major français, et plus particulièrement le rôle décisif du général Michel et du souvent controversé Joseph Joffre. C'est en effet le futur vainqueur de la Marne qui déclare lors d'une réunion du Conseil supérieur de la Défense Nationale tenue au ministère des Affaires étrangères le 21 février 1912 que (p. 51)

« les chances d'une victoire seraient considérablement accrues pour l'armée française, si celle-ci était libre de porter l'offensive sur le territoire belge [...]. Le plan le plus fécond en résultats décisifs, dans l'éventualité d'une guerre avec l'Allemagne, consiste à prendre, dès le début des opérations, une vigoureuse offensive, pour en finir d'un seul coup avec les forces organisées de l'ennemi. »

Si la proposition de Joffre est recalée par la présidence du Conseil au motif que la violation par la France de la neutralité belge serait désastreuse sur le plan diplomatique – en d'autres termes, tirez les premiers Messieurs les Allemands –, celle-ci témoigne indiscutablement de la clairvoyance de ce général souvent maltraité par l'historiographie. Or le fait est que M. Bourlet rappelle également qu'au mois d'août 1914 « le commandant de la Ve armée, le général Lanrezac, s'inquiète des mouvements allemands au nord de Givet » (p. 68). Ainsi, plutôt que de jouer, comme tant d'autres, les redresseurs de torts en prenant au choix parti pour le vainqueur de la Marne ou de Guise, son propos tend à souligner la communauté de point de vue entre ces deux officiers généraux, séparés par une incompréhension mutuelle. Gageons qu'il y a là une piste que l'historiographie pourrait bien explorer à l'occasion du centenaire de 1914... On imagine en effet mal un homme du caractère de Joseph Joffre autoriser le 12 août Lanrezac à marcher en Belgique si lui-même n'avait pas été convaincu de la nécessité de se battre outre-Quiévrain. Mais, la leçon de 1912 ayant manifestement été retenue, le Généralissime attend la violation de l'intégrité territoriale du Royaume pour lancer un de ses subordonnés – et non des moindres – à son secours.

Les ruines d'Ypres. Carte postale, collection privée.

Mais là n'est pas le seul intérêt de ce volume de la collection Les nations dans la Grande Guerre – dirigée par F. Guelton – des éditions SOTECA.  En effet, l'auteur rappelle avec raison qu'il « n'y a pas une histoire de la guerre pour la Belgique mais une histoire des Belgiques dans la guerre: combattante, occupée et exilée » (p. 10).

La Belgique combattante

La Belgique combattante occupe une place d'autant plus originale sous la plume de M. Bourlet qu'elle est trop souvent passée sous silence par l'historiographie française, qui préfère bien souvent se concentrer sur ses propres troupes. Or c'est un portrait tout en mesure, rappelant bien les carences mais soulignant aussi les forces, que dresse l'auteur de cette armée belge en août 1914 qui, malgré l'avancée fulgurante des Allemands, fait preuve de vaillance (p. 60-66). On retiendra notamment les très utiles pages décrivant l'organisation des troupes, le matériel... (p. 26-30, 207-210). Notons d’ailleurs qu’en 1914, pour M. Bourlet, le soldat belge « qu’il soit grenadier, carabinier, guide ou chasseur, est encore, comme ses homologues européens, un soldat du XIXe siècle »3.

Le récit de la chute belge – des tous premiers combats à l'épopée du lieutenant-général Michel au fort de Namur en passant par la constitution du réduit anversois – est haletant et n'est pas sans évoquer un autre cataclysme, celui de 1940. Il est vrai que sous la plume de l’auteur, bien conscient qu'il faut ici distinguer ce qui relève de la réalité et du mythe, Albert 1er, rappelle plus ou moins explicitement Charles de Gaulle (p. 76) :

« Au milieu du mois d'octobre 1914, la Belgique est presque entièrement envahie par l'armée allemande. Elle ne doit encore son existence sur la scène internationale qu'à son roi, son gouvernement, son armée et une mince bande de terre. »

Il en est également de même en novembre 1918 où la politique du roi au moment de « Joyeuse entrée » à Bruxelles n’est pas sans rappeler les manœuvres gaulliennes pour faire en sorte qu’en 1944 Paris soit libéré par des troupes françaises (p. 184-186). La figure d’Albert 1er est d’autant plus importante dans cet ouvrage que M. Bourlet montre parfaitement quels sont pour le souverain les liens entre l’action politique et militaire, les deux s’interpénétrant grandement.

L’ouvrage de M. Bourlet constitue donc un excellent outil de travail pour quiconque s’intéresse à la Belgique dans la Grande Guerre. Les présentations des différentes batailles d’Ypres sont claires et constituent une parfaite entrée en matière. De plus, les parties consacrées aux fronts belges en Afrique (p. 130-136) et au corps expéditionnaire d’automitrailleuses envoyées en Russie, sur le front est, sont d’autant plus appréciables qu’elles sont éminemment rares. Mais le propos de l’auteur ne se limite pas au seul combat.

La Belgique occupée

La Belgique occupée constitue la seconde grande thématique de cet ouvrage et, par la même occasion, une très avantageuse synthèse sur une question demeurée peu traitée par l'historiographie française.

La petite ville de Dixmude, sur le champ de bataille du même nom, vue de la Tour de l'Yser. Cliché E. Le Gall.

Or il s'agit là d'un passionnant objet d'histoire et ce, pour bien des raisons. On avancera, sans prétendre à une quelconque exhaustivité, que c'est l'improvisation de cette occupation qui la rend particulièrement intéressante. En effet, à Paris tout comme à Bruxelles, à Berlin ou encore en Bretagne, nul ne prévoit en août 1914 une guerre de 52 mois. Non anticipée avant la guerre, l'occupation de la Belgique pose de nombreux problèmes aux autorités allemandes, habilement résumés par M. Bourlet dans la formule interrogative « Rattachement ou annexion? » (p. 91). Or l'un des intérêts majeurs de cette occupation de la Belgique par l'Allemagne entre 1914 et 1918 est qu'elle constitue un cas en réduction de ce qui peut exister à plus large échelle pendant la Seconde Guerre mondiale, en Belgique comme ailleurs. Il en est ainsi de la Résistance mais également du marché noir et des pénuries (p. 98), de l'épuration (p. 180), de termes tels que feldkommandantur que l'on retrouve dans les deux occupations (p. 93) … Bien entendu, la Seconde Guerre mondiale diffère de la Première par la nature même du nazisme et l’ignominie des camps de la mort. M. Bourlet n’est d’ailleurs pas sans le rappeler en donnant des définitions précises des mots « déportation » ou « travail forcé » lorsque ceux-ci sont appliqués à la Belgique dans la Grande Guerre (p. 98-101 notamment). Pour autant, indépendamment de la spécificité du Troisième Reich qu’il ne s’agit pas pour nous de nier, il n’en demeure pas moins que l’occupation de la Belgique à partir de l’été 1914 pose à l’Allemagne des problèmes qui éclairent d’un jour intéressant la période 1940-1945.

En conséquence, les pages que M. Bourlet consacre au gouvernement général en Belgique nous semblent d'un grand intérêt, notamment lorsqu'on les lit à la lumière des travaux de G. Eismann. On pourra néanmoins, grâce au récent article d'E. Debruyne paru dans Vingtième siècle, questionner le choix de l'auteur d'évoquer la Résistance belge (p. 106-112) dans la partie dévolue à l'occupation du royaume. Il y a certes une logique spatiale à cette organisation rhétorique mais on peut également arguer du fait que la Résistance constitue l'un des volets de la Belgique combattante.

Au pied de la Tour de l'Yser. Cliché E. Le Gall.

Du point de vue de la collaboration, la question de la Flamenpolitik (p. 101) est éminemment intéressante puisqu’à l’évidence elle porte en elle certains germes que l’on retrouve pendant la Seconde Guerre mondiale.

Bien entendu, il convient de se garder de toute généralisation hâtive puisque, pour mémoire, Léon Degrelle vient de Wallonie, cette même région qui donne son nom à une division SS. Mais, puisque cette Flamenpolitik consiste en un renforcement « de la communauté flamande pour en faire une alliée de l’Allemagne » (p. 102), il est difficile de ne pas y voir une source d’inspiration pour un idéologue tel que, par exemple, Werner Best5.

Un tel point justifie d’autant plus cette approche régionale de la Grande Guerre – rappelons que M. Bourlet est l’un des trois co-directeurs d’un volume sortant aux Presses universitaires de Rennes sur cette question – qu’à Paris, l’appréciation de la question communautaire est toute autre. Un rapport du 2e bureau de l’état-major relègue en effet le « flamingantisme » au rang de « prétexte »  qui ne serait qu’une expression d’une « profonde lassitude de la guerre » (p. 145). Or, par une curieuse coïncidence, cette question n’est, là encore, pas sans rapport avec la Bretagne et il serait d’ailleurs bon que le colloque La Grande Guerre des Bretons Vécu(s), experience(s), mémoire(s) (1914-2014) puisse faire le point sur un objet historique qui demeure, à bien des égards, actuel. En effet, lorsqu’il visite le musée de la Tour de l’Yser à Dixmude, le touriste, surtout s’il est breton, est interpellé par une plaque portant sous l’arche de la paix le nom de Cézembre. C’est que pour ce haut-lieu du nationalisme flamand, vecteur d’un édifiant roman national, l’île située au large de Saint-Malo est un support essentiel d’une culture victimaire de la Première Guerre mondiale. C’est en effet sur ce rocher, abondamment bombardé au napalm en 1944, qu’est installée une compagnie disciplinaire de l’armée belge. Y sont envoyés un certain nombre de militants flamingants, dont l’aumônier Van der Meulen (p. 145). Or si l’on perçoit aisément l’utilisation politique qui peut être faite d’un tel lieu de mémoire, cette histoire demeure encore pleine de zones d’ombres, tant dans le détail de cette déportation que dans les représentations qui en surgissent.

 

Un chantier historiographique tel que celui de Cézembre – le mot ne nous parait pas excessif tant la tâche semble importante – illustre bien les multiples intérêts de cette Belgique et la Grande Guerre. Non seulement M. Bourlet signe là un ouvrage constituant une belle synthèse sur la question mais, ce faisant, il propose quelques pistes à exploiter et démontre l’intérêt qu’il y a à pratiquer une histoire rigoureuse, au plus près des sources. En effet, à n’en pas douter, les prochaines commémorations du centenaire de 2014 seront le moment d’une célébration de l’amitié franco-belge. Si l’on peut se réjouir de ce propos et complètement adhérer au message de solidarité européenne qui en découle, il convient toutefois d’être plus prudent avec des discours mémoriels qui, pour reprendre l’expression de S. Barcellini, par ailleurs préfacier de l’ouvrage, sont « l’outil politique du temps présent » et s’accompagnent d’un certain travestissement du passé. En effet, contrairement à ce que bien des discours laissent entendre, «  dans son ensemble, la France est [pendant la Première Guerre mondiale] toujours perçue comme une menace pour l’indépendance politique et économique de la Belgique » (p. 155).

Erwan LE GALL

BOURLET, Michaël, La Belgique et la Grande Guerre, Paris, SOTECA, 2012.

 

1 BOURLET, Michaël, La Belgique et la Grande Guerre, Paris, SOTECA, 2012. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur cette question, on se permettra de renvoyer également à LE GALL, Erwan, « Un non-lieu de mémoire de la Première Guerre mondiale : la bataille de Guise », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.

3 Cette réflexion est riche de sens pour le colloque La Bataille de Sambre-et-Meuse, août 1914. Regards allemands, belges et français sur les armées, les lieux de mémoire et les représentations co-organisé par le cabinet d’ingénierie mémorielle et culturelle En Envor dans le cadre du prochain centenaire de la Grande Guerre. Précisons d’ailleurs à ce titre que M. Bourlet figure parmi les membres du comité scientifique.

DEBRUYNE, Emmanuel, « Combattre l’occupant en Belgique et dans les départements français occupés en 1914-1918 », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, n°115, 2012-3, p. 15-30.

5 HERBERT, Ulrich, Werner Best, Un nazi de l’ombre, Paris, Tallandier, 2010.