Les « enterrés vivants » du Labyrinthe : des Bretons dans la guerre des mines en 1915

1915 est indéniablement l’année de la guerre des mines sur le front occidental. Certes, cette guerre souterraine ne se limite pas à cette seule année et, en 1916 encore notamment, le secteur de la cote 108, près de Berry-au-Bac, dans l’Aisne, voit les sapeurs du 6e génie rattachés au 11e corps d’armée, à la 22e DI de Vannes entre autres, livrer une lutte acharnée autour des entonnoirs qui se créent au fil des explosions1. Il n’en reste pas moins que c’est en 1915, pour l’essentiel, que la guerre de ce nouveau type prend sa plus grande extension. L’on a bien sûr en tête les combats pour la colline de Vauquois, dont le relief se trouve profondément modifié par les mines françaises et allemandes au cours de cette année meurtrière : c’est là d’ailleurs qu’Henri Collignon, ancien préfet du Finistère, engagé volontaire à 58 ans, trouve la mort en mars 1915. Et sans doute est-ce en 1915 aussi que l’on peut situer les pages, poignantes, du chapitre 8 des Croix de bois, le roman de Roland Dorgelès.

Carte postale. Collection particulière.

Comme la plupart des unités de l’armée française, les régiments bretons participent à cette guerre des mines, en Champagne pour les unités de la 60e DI, en Artois pour celles des 19e et 20e DI au printemps 1915, à Berry-au-Bac, à l’été 1916, pour la 22e DI donc. Mais, au-delà, ce sont des soldats bretons mobilisés dans des unités de toute la France qui se trouvent confrontés à cette nouvelle forme de guerre. Parmi eux, deux ont connu une brève notoriété : les sapeurs Cadoret et Mauduit de la compagnie 12/3 du 6e génie.

La guerre des « barrages » du Labyrinthe

Le secteur du Labyrinthe, au nord d’Arras, est l’objet de combats acharnés depuis la stabilisation du front dans ce secteur mi-octobre 1914. Si les offensives françaises et allemandes se sont succédé, sans grand succès, les positions n’ont varié au mieux que de quelques centaines de mètres, notamment après les attaques meurtrières des 9 mai et 16 juin 1915, auxquelles ont participé les troupes du 10e corps d’armée de Rennes. Depuis cependant, ces soldats ont gagné l’Argonne et c’est, entre autres, le 12e corps d’armée (23e, 24e et 58e DI) qui a pris en charge ce secteur.

Le Labyrinthe connait un moment de calme relatif au début du mois d’octobre 1915 ; il redevient particulièrement actif cependant vers le 20 du mois. Aux combats à la grenade succèdent les coups de main, à l’emploi de gaz celui des mitrailleuses et des canons de tranchée contre ce que les JMO du 12e CA nomment les « barricades », ces obstacles placés au bout des boyaux et tranchées marquant la séparation des positions des uns et des autres, souvent distantes de quelques dizaines de mètres  seulement. Le 26 octobre, dans le secteur de droite, celui tenu par la 23e DI, six mines sont mises à feu par les Français avant que plusieurs sections du 138e RI montent à l’assaut, progressant au-delà des entonnoirs. Les jours suivants sont passés à organiser le terrain conquis, la réaction allemande ne venant, pour l’essentiel que le 30 octobre. Le secteur de gauche, tenu par la 24e DI, est, ce jour-là, l’objet d’une attaque en force qui permet aux Allemands de saisir et de conserver la première ligne de tranchées, faiblement organisée à cette date, le commandement français comptant profiter de l’absence de défenses accessoires trop nombreuses en avant des lignes pour utiliser ces tranchées comme base de départ pour une nouvelle offensive. Dans le même temps, la 58e DI, au centre du dispositif du 12e CA, est l’objet d’un violent bombardement. Quant au secteur de la 23e DI, à droite, il est marqué par « de violent combats […] aux barricades » suite à l’explosion d’une mine visant « la barricade S » (JMO du 78e RI) : les Allemands tentent dans la foulée « d’occuper l’entonnoir qui ne touche d’ailleurs pas [la] tranchée française » (JMO du 12e CA). « Nous les en avons chassés à coups de grenade » expliquent les JMO du 78e RI.

Carte postale. Collection particulière.

La localisation de cet entonnoir, en avant des lignes françaises, laisse entendre que le génie allemand a agi avec une certaine précipitation : il s’agissait sans doute moins ici de gagner quelques dizaines de mètres que d’appuyer l’action alors en cours contre le front de la 24e DI, plus au nord. Cette action allemande, même très secondaire, n’est pas sans conséquences cependant. Il faut notamment entreprendre sans tarder des travaux « pour dégager la sape démolie par l’explosion et déboucher dans l’entonnoir » (JMO du 78e RI). En effet, huit sapeurs et fantassins ont été ensevelis : le caporal Reinaud, le sapeur Lermite, et deux sapeurs bretons, Mauduit et Cadoret de la compagnie 12/3 du 6e génie. Si, le 31, les corps de Reinaud et de trois fantassins sont retrouvés, si, le même jour, un soldat et un sapeur, Lermite, sont retirés vivants de la sape, l’on reste sans nouvelles de Mauduit et Cadoret, qui travaillaient en tête de galerie au moment de l’explosion. Ni corps, ni réels espoirs d’ailleurs.

Deux sapeurs bretons enterrés vivants

Le journal La Croix du 27 novembre 1915, repris par L’Illustration du 4 décembre puis par la presse locale – L’Ouest-Eclair, Le Morbihannais, Le Citoyen de Quimper entre autres – conte par le menu les 61 heures que les deux soldats vont passer sous terre puis entre les lignes françaises et allemandes.

Commotionnés par l’explosion, ils constatent dans un premier temps que leur bougie brûle encore, signe de la présence d’une quantité appréciable d’oxygène dans la petite galerie où ils peuvent encore se mouvoir, longue de 2,80 m. seulement cependant. Sans tarder, ils commencent donc à creuser afin de « revenir à la surface en déblayant la partie comblée de la sape ». Il leur faut vite constater que la tâche est quasi-irréalisable, la terre qu’ils déblaient ayant été tassée par l’explosion, tandis qu’ils ont « de plus en plus de peine à respirer ». Ils changent alors de tactique : plutôt que de recreuser la sape effondrée, ils tentent de « se dégager plus facilement en s’élevant obliquement dans le sol, du côté de la ligne française ». Certes, l’entreprise ne peut se révéler que « plus longue, moins aisée que ne l’eût été une percée verticale vers le fond de la tranchée ennemie » sous laquelle ils se situent ou presque. Mais, indique le journal, « il ne leur vint pas à l’esprit de songer à sauver leur vie s’ils devaient, à ce prix, rester aux mains des Allemands ». Mourir plutôt que de se rendre…

Le rédacteur de l’article poursuit :

L’air respirable fut bientôt tellement raréfié que leur bougie s’éteignit et que les allumettes ne brûlaient plus. Dans l’obscurité complète, ils entreprennent donc de percer une cheminée oblique vers la surface du sol en s’élevant peu à peu et en se faisant dans la cheminée la courte échelle, le travailleur montant à pieds joints sur le dos de son camarade à genoux.

            Dans cette situation pour le moins inconfortable, « ils s’encouragent l’un l’autre, se chantant à mi-voix des chansons bretonnes ». Des chansons bretonnes… Volonté du rédacteur de « folkloriser » l’affaire ou réalité, peu importe à vrai dire : la courte notation indique l’importance de ces « petites patries » pour les soldats, quelles que soient les circonstances, des moments de détente et de repos à l’arrière-front, occasion de chanter, de parler la langue du « pays » ou d’en écouter la musique et les instruments, ou aux pires instants dans ces premières lignes que l’on a baptisées parfois de noms rappelant la région d’où l’on vient2.

Sans doute est-ce après plus de dix heures de ce labeur des plus pénibles que Mauduit et Cadoret atteignent enfin la surface. A quelques mètres du créneau allemand cependant.

A quelques mètres des tranchées ennemies

Sans doute l’obscurité de la nuit sauve-t-elle aussi les deux sapeurs qui échappent ainsi aux vues des sentinelles allemandes. Leur situation est cependant pour le moins inconfortable, plus encore dans un secteur qui reste particulièrement actif. « Leur parti est immédiatement pris » indique pourtant le rédacteur : « ils rentrent dans le sol et commencent une nouvelle sape horizontale dans la direction opposée au créneau allemand où ils supposent que se trouve la ligne française »…

Tranchée du Labyrinthe conquise par les Français. National Library of Scotland: (467) D.642.

Il leur faut plus de 24 heures supplémentaires pour que, en alternant moments de repos et périodes de travail, « leur cheminement débouche dans le large entonnoir (15 mètres de diamètre) que la mine allemande a creusé entre les deux lignes ». Nous sommes alors dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre ; la mine a explosé il y a plus de 36 heures. La clarté de la nuit ne leur permet pas cependant de traverser cet entonnoir autour duquel Allemands et Français ont organisé leurs positions respectives : ce serait prendre le risque de se faire abattre par les sentinelles de l’un ou l’autre camp. Ils décident donc d’attendre la nuit suivante, qu’ils espèrent plus favorable, malgré ces 24 nouvelles heures de privation d’eau et de nourriture.

Surtout, durant toute cette nouvelle journée passée sous terre, « les grenades viennent exploser près de l’orifice de leur sape ». « Nos grosses bombes tombant à quelques mètres derrière eux dans la tranchée allemande, provoquent des cris, des hurlements, des râles, des mouvements précipités de l’ennemi » poursuit, avec quelque exagération, le journaliste de La Croix3.

Enfin,  lors de la troisième nuit, le 1er novembre, à 23 heures, « en rampant sur les lèvres de l’entonnoir, Mauduit arrive près du guetteur français ». « Rudement happé par la gorge », le sapeur « peut cependant se faire reconnaître, tandis que Cadoret qui le suit, perdant l’équilibre, a roulé au fond de l’entonnoir et reçoit les coups de feu des Allemands, mis en éveil par le bruit ». Cependant, « rapidement aidé par le bras de son camarade, il parvient heureusement sain et sauf à escalader le bourrelet et à tomber dans la ligne française, où tous deux sont embrassés par nos grenadiers et restaurés avec le meilleur de leurs provisions ».

Propagande de guerre ou aventure hors-norme ?

Quel crédit accorder à ce récit ? Difficile de le dire. Quelques remarques s’imposent cependant.

Notons tout d’abord que l’histoire telle que livrée par la presse laisse place sans doute à une part d’exagération : il s’agit bien évidemment pour les rédacteurs de mettre en avant le caractère sensationnel, extraordinaire – au sens propre du terme – de l’action des deux sapeurs bretons. Un caractère hors du commun qui est cependant reconnu par le commandement lui-même : dès le 3 novembre, le général commandant la 23e DI décore Mauduit et Cadoret de la médaille militaire, la plus haute distinction que puisse recevoir un simple soldat, rarissime Légion d’honneur mise à part.

Carnet à souche pour traitement de médaillé militaire. Collection particulière.

A la date du 2 novembre 1915 d’ailleurs, les JMO du 12e CA indiquent que « deux sapeurs, ensevelis dans notre galerie par un fourneau allemand le 30 octobre, ont réussi, après 61 heures d’efforts et de péripéties sans nombre, à regagner nos tranchées » : ce type de source, surtout à ce niveau de l’organisation militaire, n’est pas coutumier de telles descriptions. L’affaire parut donc bel et bien extraordinaire aux militaires eux-mêmes, suffisamment pour qu’elle soit ainsi rapportée dans ces documents en général très sobres que sont les journaux de marches et d’opérations. 

Le dernier élément que l’on peut signaler tient sans doute à la faible instrumentalisation « régionale » de l’affaire. Le fait qu’elle ait été initialement révélée par la presse nationale – La Croix, L’Illustration – n’explique en rien la chose : ces publications – et d’autres – mettent régulièrement en avant la bravoure supposée des soldats bretons4. A l’échelle locale, la presse ne joue guère plus sur la fibre bretonne : si Le Citoyen, à Quimper, titre son article l’« héroïque exploit de deux sapeurs bretons », les autres n’en font guère plus. Le Morbihannais du 3 décembre 1915 évoque « un héros lorientais », se concentrant sur le cas de Cadoret, « ouvrier d’équipe télégraphiste » dans la ville, époux de « Mlle Le Goff, fille de l’ancien facteur de télégraphe », L’Ouest-Eclair reprenant le même article le 12 décembre sous le même titre.

L’« héroïque exploit de deux sapeurs bretons »… oubliés

« Héros » ou pas – la question n’est guère du ressort de l’historien…. –, les deux sapeurs du 6e génie ont été largement oubliés, cent ans après les faits. Il est d’ailleurs difficile d’en savoir plus sur les deux hommes, sur leur destin au-delà de ce mois de novembre 1915.

L’on ne sait rien, par exemple, du département d’origine de Mauduit, encore moins de sa date de naissance, ce qui complique grandement la recherche d’une fiche matricule qui permettrait de reconstituer la suite de son parcours. Quant à Joseph Cadoret – car c’est ainsi qu’il se prénomme –, il finit la guerre au 8e régiment du génie, ayant été affecté à la compagnie télégraphique du 12e corps d’armée en septembre 1917. Titulaire du « diplôme italien des fatigues de la guerre », il a dû faire partie des troupes françaises envoyées dans le nord de la péninsule pour épauler les troupes italiennes face à la menace austro-allemande à partir de la fin de l’année 1917. Il survit cependant à la guerre et meurt en 1932, en région parisienne, où il s’était installé à la fin des années 19205.

Yann LAGADEC

 

 

 

1 Sur la « guerre des mines » menée par la 22e DI autour de Berry-au-Bac et de la cote 108 à l’été 1916, voir le témoignage de Gaston Mourlot, Un ouvrier-artisan en guerre. Les témoignages de Gaston Mourlot, 1914-1919, Moyenmoutier, Edhisto, 2012, p. 161-185.

2 Sur ces questions, voir GUYVARC'H, Didier et Lagadec, Yann,Les Bretons et la Grande Guerre. Images et histoire, Rennes, PUR, 2013.

3 Notons cependant que les JMO du 12e CA indiquent, pour le secteur de la 23e DI, ce 1er novembre, « une violente attaque à la grenade » allemande en cours de journée. « Pendant le reste de la journée et pendant la nuit, combats à la grenade aux barricades et aux entonnoirs » précise le document. 

4 C’est le cas, par exemple, d’Isidore Colas en 1914-1915.

5 Notons que son frère jumeau, Jean-Marie Cadoret, né lui aussi le 31 octobre 1888 à Pont-Scorff, a aussi été mobilisé au 6e génie. Il est cependant affecté dès cette date à une section technique de télégraphie militaire, la 13e. C’est du fait de cette spécialité qu’il est envoyé sur le front d’Orient en juillet 1916. Il en revient en décembre 1917, souffrant de paludisme. Il ne retrouve la zone des armées qu’en mars 1919.