Un président américain à Brest : Woodrow Wilson, les Bretons et la CGT (13 décembre 1918)

Jamais, depuis 1776, un président des Etats-Unis n’avait passé les frontières de son pays alors qu’il est en fonction. C’est dire l’importance symbolique que prend, en novembre-décembre 1918, le voyage du président Wilson vers une France qui, à défaut d’avoir retrouvé la paix – elle ne sera signée que sept mois plus tard, à Versailles, le 28 juin 1919 –, vient d’entrer dans la dernière phase de la Grande Guerre, celle qui suit la signature de l’Armistice. Le président américain, acteur central des derniers mois de la guerre, quitte New York le 4 décembre. Direction la Bretagne.

Débarquer à Brest

C’est en effet dans le grand port du Ponant que doit débarquer le président Wilson, comme la plus grande partie des sammies venus directement des Etats-Unis en France : plus de 800 000 soldats américains l’ont en effet précédé ici, entre novembre 1917 et novembre 1918, les derniers, partis quelques jours avant la signature de l’Armistice, arrivant même à Brest après la fin des combats1.

Carte postale. Collection particulière.

A l’instar de ce qui a pu se passer ici en novembre 1917, lors des premiers débarquements, ou encore le 4 juillet 1918, pour la fête nationale américaine, à l’annonce de l’arrivée du chef d’Etat, les autorités locales, municipalité en tête, entendent célébrer l’événement comme il se doit. Le président américain jouit en effet d’une immense popularité en France, dans les milieux les plus divers d’ailleurs. Ainsi, La Voix du Peuple, le journal des socialistes du Finistère, consacre-t-il des articles de plusieurs de ses numéros de décembre 1918 à célébrer celui qui est présenté comme « le Champion des Droits des Peuples », le « Défenseur de la Liberté » (7 décembre 1918). Le numéro du 13 décembre, publié le jour même de l’arrivée de Wilson, lui est même entièrement consacré. Sous un portrait du président, l’organe de la fédération finistérienne de la SFIO reprend un long texte du syndicaliste Alphonse Merrheim, secrétaire de la Fédération des métaux à la CGT, célébrant celui qui est présenté comme voulant « une paix sans vaincu », « la réparation des torts mais [sans] représailles » – bref, 6 mois avant le Traité de Versailles, des positions très éloignées de celles de la France de Clemenceau, qui prévaudront d’ailleurs très largement.

Quand « festivités » rime avec « bretonnité »

Les initiatives se multiplient donc à Brest, diverses et, pour une part complémentaires. Sans surprise, le gouvernement envoie dans le Finistère plusieurs ministres – à commencer par celui des Affaires étrangères – qui doivent accueillir le président américain. Mais, sur place, la municipalité et un comité de réception, rapidement formé à la nouvelle de l’arrivée prochaine du grand hôte américain et dirigé par le conservateur du musée de la ville, M. Léonard, ont tout fait pour que ce moment constitue une page à part dans l’histoire de Brest dans la Grande Guerre, ce dont témoigne entre autres la presse locale.

Nous ne reprendrons pas ici le détail des festivités du 13 décembre 1918, entre l’arrivée en rade, « par un temps gris », du George-Washington, le transport ayant convoyé le président Wilson jusqu’en France, son débarquement au Port de commerce vers 15h30, sa remontée vers le cours d’Ajot en direction de la gare où il embarque en direction de Paris. C’est, nous dit la Voix du Peuple dans son édition du 19, « toute la Bretagne [qui a] tenu à honneur de venir le saluer ». « Toute la Bretagne » : c’est sur cette dimension régionale, pour ne pas dire régionaliste, que l’accent a été mis en effet pour une part.

Un événement au retentissement international. Carte postale. Collection particulière.

Ainsi, comme le souligne l’organe départemental de la SFIO, Wilson peut admirer « au passage les riches costumes des belles filles de Pont-Aven, de Quimperlé, Rosporden, Pont-L’Abbé, Fouesnant etc., des robustes gâs de ces mêmes communes » : la presse brestoise avait en effet demandé, quelques jours plus tôt, à ce que « les personnes habitant Brest et possédant un costume breton du département, qui souhaiteraient prendre part au cortège qui doit recevoir le président Wilson » prennent contact avec le comité de réception. L’appel a visiblement été entendu. Et c’est « ravi autant que surpris » que le chef d’Etat peut écouter « les airs curieux que jouent les bombardes et les binious » ici rassemblés. Enfin, « à la gare », la fille d’E. Hervagault, adjoint faisant fonction de maire de Brest du fait de la mobilisation du premier magistrat de la ville, offre à Mme Wilson une gerbe de fleurs habillée d’une « toilette blanche » certes, mais aussi et surtout « de Quimper »…

Entre bretonnité et CGT    

Des costumes bretons, des arcs de triomphe richement décorés, une statue de la Liberté cours d’Ajot, mais aussi la CGT : telles sont les caractéristiques de ces festivités brestoises de décembre 1918. Car la ville est, depuis l’immédiat avant-guerre, dirigée par une municipalité socialiste qui entend profiter de l’occasion pour faire passer quelques messages plus explicitement politiques.

Ainsi, dès le jeudi 12 décembre, veille des festivités, La Voix du Peuple peut annoncer l’organisation de « trois grands meetings […] en l’honneur du président Wilson », meetings placés « sous le patronage du Parti socialiste, des syndicats confédérés de Brest et du Finistère, enfin des coopératives », en un mot de l’ensemble des structures représentant alors la gauche de la gauche. Outre Frossard, secrétaire général de la SFIO, l’on compte sur la présence de sept députés socialistes dont Albert Thomas, mais aussi, par exemple, de Léon Jouhaux, personnage emblématique de la CGT. Et le lendemain, cette gauche socialiste et ouvrière est bien entendu présente lors des cérémonies en l’honneur du président américain : à en croire La Voix du Peuple, Wilson salue d’ailleurs au passage, « à la grande stupeur certainement des officiels qui l’accompagnent, les bannières et drapeaux des corporations ouvrières, au même titre que les emblèmes des nombreuses sociétés échelonnées tout au long de la promenade » que constitue le cours d’Ajot, tandis que députés socialistes et représentants de la CGT font partie des quelques privilégiés présents sur le môle du Port de commerce pour l’accueillir. En gare de Brest, Léon Jouhaux, secrétaire général de la CGT, peut même présenter à son illustre interlocuteur « les souhaits du prolétariat organisé de France ». Le libéral américain Wilson semble ainsi, pour beaucoup ici, plus porteur d’espoirs que le radical – au sens plein de ce terme dans les années 1860-1870 – que fut Clemenceau… 

Accueil brestois, condescendance parisienne

Cette double dimension des festivités brestoises, ouvrière/socialiste et bretonne, ne va pas sans attirer à la municipalité brestoise nombre de critiques, notamment de la part de la presse nationale,  toute teintée d’une certaine condescendance parisienne.

Arrivée de Wilson à Brest. Photgraphie de l'agence Rol. Gallica/BNF: Rol, 52518.

La principale polémique oppose E. Hervagault au Figaro qui, dans un article de son édition du 14 décembre, signé de l’académicien Alfred Capus, évoque le caractère « pitoyable » de « l’adresse de la ville de Brest et [du] discours de son maire, M. Hervagault » : « les représentants d’une nation vaincue ne se seraient pas exprimés autrement, et le conseil municipal d’une ville allemande en recevant M. Wilson aurait pu se servir exactement des mêmes termes que M. Hervagault » considère entre autres l’académicien. Celui-ci entend rappeler notamment que, durant cette guerre, si « soixante mille soldats américains ont été tués » – seulement sous-entend-il… –, ce fut « à côté de milliers et de milliers de Bretons, d'enfants de cette Bretagne, dont la municipalité n’est qu’une triste caricature » selon lui. A travers le maire de Brest, c’est d’ailleurs le Parti socialiste de manière plus large qui est visé par les propos de l’éditorialiste.

La Bretagne est, elle, moins critiquée que gentiment moquée. Certes, le même Figaro note la présence de « nombreux groupes des populations bretonnes en costume national » –comprendre costume « traditionnel ». Et si, « la richesse de ces costumes » est certes « une surprise et un enchantement », il n’est pas sûr que « la grâce robuste de celles qui les portent » soit un réel compliment sous la plume du journaliste parisien qui évoque cependant une « Bretagne, au glorieux passé, [qui] semble s'être donné rendez-vous face à la mer, sur ces allées, pour saluer le représentant de la jeune Amérique ». D’autant que L’Homme libre, le journal de Clemenceau, évoque sur un même ton, le même jour, la présence « par centaines, de femmes et de fillettes dont les bonnets de dentelle ajourés et les corsages bigarrés rivalisent d’étrangeté ».

Pittoresque, étrange : la Bretagne reste, de Paris, un monde visiblement un peu à part, pour le moins pour certains milieux. Presque plus étrange que pour un président américain…

Yann LAGADEC

 

 

1 Rappelons que c’est à Saint-Nazaire que les premiers doughboys avaient débarqué en Europe, le 26 juin 1917. Seul le port de Liverpool accueille plus de soldats américains que Brest, de loin le premier des ports français sur ce point.