Une guerre devenue inéluctable en Orient

Le 5 novembre 1914, le quotidien rennais L’Ouest-Eclair reproduit un communiqué officiel annonçant que, la veille, « une escadre anglo-française a bombardé à longue portée les forts des Dardanelles. Les forts ont riposté sans atteindre les navires. Les alliés n’ont subi aucune perte ; un seul projectile est tombé près d’eux »1. Les lecteurs découvrent alors l’ouverture d’un nouveau front, à plusieurs milliers de kilomètres, sans s’imaginer les incidences qu’il va avoir sur les combattants bretons.

Un village dans le détroit des Dardanelles. Carte postale. Collection particulière.

Cette première intervention sur le Détroit des Dardannelles intervient seulement quelques heures après l’officialisation du ralliement de l’Empire ottoman à la Triplice, le 2 novembre. Aussi soudaine soit-elle, l’offensive s’inscrit pourtant dans la continuité des relations entre la Turquie et la Triple Entente, et notamment la Russie. Depuis le déclenchement du conflit, cette dernière se méfie en effet de la prétendue neutralité de la Sublime Porte comme l’explique parfaitement une dépêche du Foreign Office reproduite intégralement le 2 novembre 1914 en première page de L’Ouest-Eclair. Cette dernière rappelle que, quelques jours auparavant, deux navires ottomans ont bombardé des « villes sans défenses de la Mer Noire appartenant à un pays ami (la Russie) » et ce, « sans aucune déclaration de guerre, sans avis préalable et sans provocation d’aucune sorte »2.

Bien plus que l’agression d’un allié, c’est bien l’instabilité au Moyen-Orient qui préoccupe les Britanniques puisqu’elle menace les fondements de leur politique méditerranéenne. Le Foreign Office assure ainsi que des dangers planent sur le Canal du Suez dont la Royaume-Uni est le principal actionnaire :

« Le ministre de la Guerre et ses conseillers allemands ont dernièrement préparé des forces armées pour attaquer l’Egypte. Les corps d’armée de Mossoul et de Damas ont depuis leur mobilisation constamment envoyé des troupes vers le sud en vue d’une invasion de l’Egypte et d’une attaque du canal de Suez par Akaba et Gaxa ».

Le communiqué exprime ensuite ses craintes sur l’éventualité d’une révolte confessionnelle qui mettrait en péril l’unité de l’empire britannique et la loyauté de ses soldats. Il certifie qu’un « cheik bien connu, Aiz Schawisl (sic), a fait distribuer dans toute la Syrie et probablement dans l’Inde un pamphlet violent exhortant les Mahométans à combattre contre la Grande-Bretagne». Londres prend d’autant plus au sérieux cette menace qu’elle demeure marquée par le douloureux souvenir de la révolte des Cipayes en 18573. C’est probablement pour cette raison que Londres assure que « les intrigues allemandes ne peuvent avoir une influence sur le loyalisme envers la Grande-Bretagne des 70 millions de Mahométans de l’Inde et sur les sentiments des habitants musulmans de l’Egypte ».

En définitive, ce sont bien les agissements de Berlin qui sont condamnés dans le communiqué.  Selon les Britanniques, « depuis le début de la guerre, des officiers allemands en grand nombre ont envahi Constantinople, ont usurpé l’autorité du gouvernement et ont réussi à contraindre les ministres du Sultan à prendre une attitude agressive ».

Carte postale. Collection particulière.

Enfin, dans cette même édition, L’Ouest-Eclair publie la lettre d’un ingénieur français en Syrie qui vient corroborer les déclarations londoniennes. Ce dernier témoigne qu’au « mépris même de la neutralité, [la Turquie] a procédé à une mobilisation qui s’est rapidement transformée en état de guerre ». Les lecteurs bretons comprennent très certainement qu’il n’y a pas d’autres issues désormais que celle de l’entrée en guerre contre l’Empire ottoman. Mais ils ne s’imaginent pas encore les incidences que ce nouveau front oriental aura sur la région. Près de 300 000 soldats français – et des milliers de Bretons – vont en effet partir combattre sur les terrains d'opération d'Orient : une histoire qui demeure encore méconnue.

Yves-Marie EVANNO

 

1 « Une flotte franco-anglaise bombarde les forts des Dardanelles », L’Ouest-Eclair, 5 novembre 1914, p. 1.

2 « L’Angleterre prend des mesures contre la Turquie », L’Ouest-Eclair, 2 novembre 1914, p. 2.

3 En 1857 éclate la révolte dite des Cipayes en Inde. Si les causes sont multiples, les premiers incidents interviennent lorsque les soldats auxiliaires indous et musulmans reçoivent les nouveaux fusils britanniques nécessitant d’utiliser des cartouches enduites de graisses animales (de vache et de porc). Le Royaume-Uni met alors près d'un an pour rétablir l’ordre.