De la biographie pour penser les nuances : Alexandre Fourny

Longtemps déconsidérée au profit d’analyses privilégiant les structures et le temps long, la biographie est néanmoins un genre très utile à l’historien. A la fin des années 1990, Alain Corbin montre par exemple comment la vie d’un inconnu permet d’éclairer l’existence de couches entières de la population, hommes et femmes qui appartenant aux plus modestes milieux ne retiennent traditionnellement que peu l’attention des archives et tendent en conséquence à constituer un immense angle-mort de la science historique1. Mais il est des vies qui, au contraire, sont intéressantes en ce qu’elles permettent de nuancer les grands acquis de l’historiographie, en ce qu’elles sont exceptionnelles au sens statistique du terme et décrivent des réalités qui pour être rares n’en sont pas moins réelles. Tel est le cas d’Alexandre Fourny.

Carte postale. Collection particulière.

Né le 17 mai 1898 à Issé, en Loire-Inférieure, ce jeune homme est pourtant, à première vue, à l’image d’une grande majorité de poilus de la Grande Guerre. Fils d’un couple de « laboureurs », il grandit non loin de Châteaubriant et cultive la terre, comme ses parents, jusqu’à son incorporation le 19 janvier 1916. Un détail néanmoins attire rapidement l’attention sur sa fiche matricule, assez lacunaire du reste : bien qu’engagé volontaire, alors qu’il n’a même pas 18 ans, Alexandre Fourny intègre un régiment de cuirassiers, bien loin des stratégies d’évitement qui très souvent amènent les individus à privilégier l’artillerie, la plus lourde possible, afin de se tenir aussi éloigné que faire se peut des tranchées des premières lignes. Réalité du champ de bataille oblige, c’est presque sans surprise qu’on apprend que le jeune paysan sort de la guerre blessé, et  titulaire d’une pension d’invalidité à 30%.

Là est d’ailleurs la première nuance historiographique à laquelle invite le parcours d’Alexandre Fourny. Si la Grande Guerre est un drame atroce, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue aussi, pour un certain nombre d’individus, le point de départ d’une véritable ascension sociale. Modeste paysan, Alexandre Fourny ne tarde pas à s’engager au sein du milieu ancien combattant et, rapidement, à y prendre des responsabilités, jusqu’à devenir un véritable notable. Dans le même temps, il reprend ses études, obtenant le baccalauréat puis une licence en droit. Six ans après l’Armistice, lorsqu’il revient en Bretagne, c’est en tant qu’avocat au barreau de Nantes. Il s'illustre d’ailleurs rapidement dans les prétoires, notamment aux côtés du futur parlementaire Gaston Monnerville lors de l’affaire Galmot où il contribue à l’acquittement de 14 prévenus poursuivis pour meurtres et pillages à la suite d’émeutes survenues en Guyane, après des manifestations en réaction à une suspicion de fraude électorale.

Président de la section Nord-Ouest de l’Association des prisonniers de guerre et des évadés de 1914-1918, avocat en vue, Alexandre Fourny s’engage également en politique où, on le sait, le label « ancien combattant » constitue un indéniable capital électoral2. Sous la bannière de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), il prend des responsabilités locales au sein du parti tout en devenant conseiller municipal puis adjoint au Maire de Nantes. En 1937, il est élu conseiller général. Parallèlement, il s’investit au sein de la  Fédération ouvrière et paysanne et de la Fédération départementale des locataires, dont il est le conseiller juridique3.

Wikicommons.

Vie pleine et éminemment intéressante que celle d’Alexandre Fourny, ce d’autant plus qu’elle permet de nuancer le pacifisme des anciens combattants. Non pas qu’il soit un belliciste patenté mais jamais il ne parvient à accepter la défaite, l’occupation, et Vichy. Conservant dans un premier temps ses activités d’élu au sein du Conseil municipal de Nantes, il est toutefois suspendu le 3 octobre 1940 pour avoir traité de « général Péteux » le chef de l’Etat français, genre de déclaration que ne goûte pas vraiment Vichy… Joignant à la parole les actes, il s’engage dans l’action clandestine et devient un des piliers dans la région nantaise du réseau de renseignement « Georges-France 31 », qui prend appui sur les sociabilités anciens-combattants. Malheureusement pour lui, là s’arrête le caractère exceptionnel de la vie d’Alexandre Fourny. En effet, en ces premiers mois d’occupation, l’espérance de vie des premiers chefs de réseau est comptée. Arrêté une première fois en 1941, Alexandre Fourny est relâché faute de preuve pour être de nouveau arrêté… le lendemain par les Allemands. Son destin est alors celui de Léon Jost : condamné à trois ans de forteresse, il est fusillé à Châteaubriant le 22 octobre 1941 en représailles du meurtre du Feldkommandant Hotz par trois résistants communistes.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

1 CORBIN, Alain, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998. Très immodestement c’est le sillage que nous avons souhaité emprunter avec LE GALL, Erwan, La Courte Grande Guerre de Jean Morin, Spézet, Coop Breizh, 2014.

2 Sur cette question LE GALL, Erwan, « Unis comme au front (populaire) ? Les anciens combattants d’Ille-et-Vilaine et le scrutin du printemps 1936 », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016, p. 256-285.

3 GESLIN, Claude et MORIN, Gilles, « FOURNY Alexandre, Louis, Marie, Joseph », in PENNETIER, Claude, BESSE, Jean-Pierre, POUTY, Thomas et LENEVEU, Delphine, Les Fusillés (1940-1944). Dictionnaire biographique des fusillés et exécutés par condamnation et comme otages ou guillotinés en France pendant l’occupation, Paris, Editions de l’Atelier, 2015, p. 707-708.