Des enterrements sous surveillance

Au début de l’année 1943, les bombardements sur la Bretagne s’intensifient. En survolant la région du Nord au Sud pour aller principalement pilonner Lorient et Saint-Nazaire, puis en effectuant le chemin inverse pour regagner leurs bases, les forteresses volantes font subir le ronflement de leurs moteurs à des dizaines de milliers de Bretons. De leur côté, les Allemands ne manquent pas de riposter et, mécaniquement, détruisent de plus en plus de bombardiers alliés. L’exemple du Morbihan est, à cet égard, particulièrement révélateur. Alors qu’il était tombé environ 25 appareils lors des 28 premiers mois de l’Occupation, on en comptabilise le double pour la seule année 19431. Si, en l’état, nous ne disposons pas de chiffres nous permettant de statuer avec certitude sur le sort de des équipages, les statistiques nationales nous permettent de penser que la moitié des aviateurs ne survit pas au crash de leur appareil2. Après avoir été soigneusement identifiées, leurs dépouilles sont inhumées lors de cérémonies qui, de plus en plus, reflètent le soutien apporté par la population bretonne aux Alliés.

Carte postale. Collection particulière.

C’est tout du moins ce que nous invite à penser les deux enterrements qui ont lieu, le 18 février 1943, à Molac et à Guillac où deux bombardiers se sont écrasés deux jours plus tôt. Si quelques aviateurs parviennent à sauter en parachute, quinze autres n’ont pas cette chance. Recueillis avec respect, ils sont inhumés lors d’une cérémonie très codifiée où les « honneurs militaires sont rendus par un détachement allemand commandé par un lieutenant qui prononce une allocution » avant de déposer une gerbe à la mémoire des défunts3. Or, si un tel hommage est pratiqué depuis le début de guerre – comme en témoigne celui de Lanester en décembre 19404 – la réaction de la population n’est plus la même.

A Molac, une « foule nombreuse » se réunit spontanément au cimetière communal afin de rendre un dernier hommage aux aviateurs. Vingt kilomètres plus loin, une scène identique se produit à Guillac où l’on dénombre « 2 500 à 3 000 personnes », soit plus du double de la population de la commune5. Plus que le nombre, c’est la grande mixité du cortège qui interpelle les autorités. On y retrouve « toutes les classes de la population », aussi bien « des élèves du Petit Séminaire de Ploërmel avec leurs professeurs », que « des paysans » et « des ouvriers » 6. Si la cérémonie ne revêt à aucun moment le caractère « d’une manifestation antinationale », les gerbes de fleurs aux couleurs de la France et des Etats-Unis ne laissent planer aucun doute sur les intentions de la population7. Impuissantes, les autorités ne peuvent que constater que « cette manifestation est symptomatique de l’état d’esprit qui règne dans la région »8.

Paradoxalement, alors que Lorient vient d’être quasi-intégralement rasée par les Alliés, le soutien de la population ne cesse de croitre, prouvant une nouvelle fois les « limites de la problématique de la brutalisation qui suppose que la brutalité répond à la brutalité » comme le démontre parfaitement Claire Andrieu à l’échelle de la France9. Peut-être faut-il voir également, à l’occasion de ces deux enterrements, une réaction de défiance qui fait directement suite à l’annonce, quelques heures plus tôt, de la création du « Service obligatoire de travail (sic) »10. Si peu de sources nous permettent de confirmer cette hypothèse, un rapport du sous-préfet de Pontivy confirme que l’opinion publique du centre Morbihan accueille en effet l’information « avec une défaveur très marquée »11.

Archives départementales du Morbihan, 19 W 324, compte-rendu d’inhumation d’aviateurs américains, 14 octobre 1943 (détail).

Bien évidemment, alors qu’elle mettait en avant, deux ans plus tôt, la grande correction des Allemands qui prenait le soin d’inhumer avec honneur les aviateurs ennemis, la presse locale demeure très discrète sur ces manifestations. Les Allemands, eux-mêmes, décident de ne plus communiquer sur ce type d’enterrements. Quelques mois plus tard la Kommandantur demande explicitement au maire de Muzillac « de ne pas faire connaître les obsèques » des aviateurs décédés lors du crash du 18 juin 194312. Une indiscrétion permet toutefois à une centaine d’habitants de s’y rendre sous le regard menaçant des Allemands. Pareille scène se reproduit deux mois plus tard à Groix. Cette fois les cercueils sont rapatriés vers le continent sous les huées d’une foule nombreuse qui, pour rendre un ultime hommage aux aviateurs, décide de jeter des fleurs à la mer13

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

 

1 LEROUX, Roger, Le Morbihan en guerre (1939-1945), Mayenne, ERO, p. 272. 

2 Soit 10% qui parviennent à regagner l’Angleterre, 35% qui sont capturés et 55% qui meurent lors du crash. Sur ce point voir ANDRIEU, Claire, « Le comportement des civils face aux aviateurs tombés en France, en Angleterre et en Allemagne » in LABORIE, Pierre et MARCOT, François, Les comportements collectifs en France et dans l’Europe allemande. Historiographie, normes, prises (1940-1945), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 113.

3 Archives départementales du Morbihan, 19 W 324, compte-rendu d’inhumation d’aviateurs américains, 14 octobre 1943. Soit 1 184 habitants au recensement de 1936.

4 « Les obsèques des membres de l’équipage du bombardier anglais abattu vendredi matin ont eu lieu dimanche à Lanester », Le Nouvelliste du Morbihan, 25 décembre 1940, p. 2.

5 Archives départementales du Morbihan, 2 W 15625, rapport de police, mars 1943. 

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 ANDRIEU, Claire, art. cit., p. 116.

10 « Le Conseil des ministres vient de créer le Service obligatoire du Travail », Le Nouvelliste du Morbihan, 17 février 1943, p. 1.

11 Archives départementales du Morbihan, 2 W 15625, le sous-préfet de Pontivy au préfet du Morbihan, 24 mars 1943.

12 Archives départementales du Morbihan, 19 W 324, le maire de Muzillac au préfet, 1er juillet 1943. Sur ce point, on renverra à PORTEAU, Olivier, « Ruralité et résistance civile au pays des Landes de Lanvaux », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.

13 LEROUX, Roger, op. cit., p. 273.