L’histoire face à la mémoire ?

C’est justement à partir de cette douleur que se développe au début des années 1990 l’incantation au « devoir de mémoire », formule indissociable du souvenir de la Shoah. Allant de pair avec une réelle politique publique de transmission de l’histoire, elle témoigne par certains aspects d’une nouvelle ère où la France se confronte plus sereinement à son passé lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais, indissociable d’une dénonciation de la montée du Front national dans les suffrages et des scandales provoqués par les propos négationnistes de son leader, Jean-Marie Le Pen, le « devoir de mémoire » est également vivement critiqué par les historiens qui y voient une notion « compassionnelle » et finalement contre-productive. Cette position qui peut de prime abord paraître surprenante traduit en réalité les rapports ambigus des historiens à la mémoire.

De la reconnaissance…

On l’a dit, en 1992, année du cinquantenaire de la rafle du Vel d’Hiv, François Mitterrand refuse d’admettre la responsabilité de la France. Mais cette même année, le gouvernement crée une journée nationale à la mémoire des victimes des persécutions racistes et antisémites. Il faut toutefois attendre encore trois ans et Jacques Chirac, gaulliste qui pour le coup rompt avec la tradition gaullienne, pour que survienne un changement majeur. Le 16 juillet 1995, dans un discours empreint d’émotion et de force rédigé par Christine Albanel, future ministre de la culture, le Président de la  République élu quelques semaines plus tôt admet à propos de la rafle du Vel d’hiv’ que « la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français » :

« La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »

Extrait du journal télévisé du 16 juillet 1995.

Cette reconnaissance politique vient clore une longue séquence de procès menés au nom de la mémoire avec, là-encore, une évidente dimension pédagogique : bourreau de Jean Moulin alors qu’il était le chef de la police de sureté allemande à Lyon, Klaus Barbie est jugé en cette même ville en 1987 et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour crime contre l’humanité. En 1994, le milicien Paul Touvier, notamment responsable de l’arrestation et de l’exécution de Victor et Hélène Basch, est lui aussi condamné à perpétuité. Enfin, en 1998, l’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde, Maurice Papon, est lui aussi condamné, à dix ans de prison, pour son rôle dans l’arrestation et la déportation de 1 600 Juifs de Bordeaux vers Drancy.

Extrait du journal télévisé du 23 janvier 1997.

Parallèlement, le premier ministre Lionel Jospin décide le 2 octobre 1997 d’une plus grande ouverture des archives liées à la Seconde Guerre mondiale, décision là encore prise avec l’intention manifeste de confronter le pays à son passé :

« C'est un devoir de la République que de perpétuer la mémoire des évènements qui se déroulèrent dans notre pays entre 1940 et 1945. La recherche historique est, à cet égard, essentielle. Les travaux et les publications des chercheurs constituent une arme efficace pour lutter contre l’oubli, les déformations de l’histoire et l’altération de la mémoire. Ils contribuent ainsi à ce que le souvenir conservé de cette période soit vivace et fidèle. Pour que de telles recherches puissent être menées, il faut que leurs auteurs disposent d’un accès facile aux archives qui concernent la période »

Cette mesure, quoique facilitant la tâche des historiens qui désormais ne dépendent plus de longues et fastidieuses procédures de dérogation, ne renouvelle cependant  pas fondamentalement les connaissances : les archives étaient pour la plupart connues et analysées, l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale ayant accouché depuis la « révolution paxtonienne » d’une abondante littérature. Il en est de même en ce qui concerne la décision, prise en décembre 2015 par le Président de la République, de classer comme libre de communication certains fonds d’archives exclus de la circulaire Jospin d’octobre 1997. Mais là encore ces sources – émanant pour l’essentiel de juridictions exceptionnelles pendant la Seconde Guerre mondiale ou ayant trait à la dénazification – étaient pour l’essentiel connues des chercheurs. L’intention politique demeure toutefois la même, François Hollande déclarant vouloir par là-même lutter contre « le révisionnisme, l’altération de la mémoire, l’oubli et l’effacement ».

… à la repentance…

Cette omniprésence de la Shoah et de Vichy dans le débat public est à la source d’une « concurrence des mémoires », pour reprendre l’expression du philosophe et sociologue Jean-Michel Chaumont, qui invite la France à reconnaître d’autres passés douloureux. La mémoire devenant un enjeu politique, et plus uniquement un outil politique.  Non sans stratégies électoralistes, certaines lois dites « mémorielles » sont adoptées comme celle dite Taubira assimilant en 2001 la traite négrière atlantique ou de l’océan Indien à un crime contre l’humanité.

Carte postale relative aux commémorations des fusillés de la Maltière à Châteaubriant et plus particulièrement encore à Guy Môquet. Collection particulière.

Ce texte n’est pas sans créer certaines polémiques dans le champ politique, certains responsables, voyant-là non plus la marque de la « reconnaissance » mais de la « repentance ». La situation devient encore plus critique lorsqu’un amendement est voté en 2005, disposition obligeant les manuels scolaires à mettre en avant « le rôle positif de la France en outre-mer ». Le scandale est immense et inaugure une série de « crises de mémoires » faisant suite à plusieurs initiatives jugées malheureuses du Président de la République Nicolas Sarkozy : lecture obligatoire aux lycéens de la lettre de Guy Môquet (2007), parrainage par chaque élève de CM2 d’un enfant juif déporté (2008)…

L’échec du projet de Maison pour l’histoire de France voulu par Nicolas Sarkozy dit bien une certaine crainte de retour au « roman national », une histoire qui ne serait vue que par le prisme des grands hommes et ne serait que « positive », et au mythe résistancialiste. De même, le recours au souvenir de Guy Môquet, qui participe d’une stratégie de captage, par un homme politique héritier de la tradition gaulliste, de la mémoire communiste, traduit un changement d’attitude face à l’injonction à la mémoire, celle-ci étant désormais considérée avec suspicion.

… aux usages de l’histoire

C’est dans ce contexte qu’un historien, professeur à l’Université de Bretagne-Sud et spécialiste des traites négrières, est l’objet d’une plainte déposée en septembre 2005 au Tribunal de grande instance de Paris pour « contestation de crime contre l’humanité », action s’appuyant sur la loi Taubira de 2001. Quelques jours plus tôt, dans un entretien au Journal du Dimanche, l’historien avait en effet déclaré que ce texte pose de fait une comparaison avec la Shoah alors que si le commerce triangulaire est bel et bien un crime contre l’humanité, il n’est pas un génocide. Cette affaire est l’épilogue de plusieurs années de difficiles relations entre l’Histoire et la Justice. Cité en 1997 à comparaître en tant que témoin lors du procès de Maurice Papon, Henry Rousso, éminent spécialiste de Vichy et de sa mémoire, refuse de se rendre devant la cour. Selon lui, la capacité d’expertise de l’historien

« s'accommode assez mal des règles et des objectifs qui sont ceux d'une juridiction de jugement. C'est une chose que de tenter de comprendre l'histoire dans le cadre d'une recherche ou d'un enseignement, avec la liberté intellectuelle que suppose cette activité, c'en est une autre que de le faire, sous serment, alors que se joue le sort d'un individu particulier. »

Si cette position est celle qui est la plus communément partagée au sein des milieux universitaires, la procédure judiciaire en diffamation opposant Armelle Mabon, enseignante-chercheur à l’Université de Bretagne-Sud, à Julien Farguettas, chercheur associé à un laboratoire rattaché à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, rappelle qu’il existe toutefois des positions divergentes. Reste à savoir si cette affaire restera exceptionnelle ou si elle est amenée à initier un véritable processus de judiciarisation de l'histoire.

C’est en effet dans un contexte de vive défiance envers les mondes judiciaires et politiques que 650 chercheurs signent en 2005 l’appel « Liberté pour l’histoire » demandant l’abrogation des lois mémorielles. Plus largement, cette pétition s’intègre dans un contexte de remise en cause de la notion de « devoir de mémoire », celle-ci, éminemment compassionnelle, étant accusée de privilégier l’émotion au détriment de la compréhension et du raisonnement.

L'hémicycle de l'Assemblée nationale: un lieu pour dire l'histoire? Crédit photo: Wikicommons.

La mémoire est sujet sensible. Celle de la Seconde Guerre mondiale en France est jalonnée de nombreux scandales aux ressorts bien différents, de la tentative de rapatriement de la dépouille du maréchal Pétain à Douaumont (son cercueil ayant même été pendant quelques heures volé par des nostalgiques) aux révélations  en 1981 concernant le passé de Georges Marchais, le secrétaire général du parti communiste français ayant contrairement à ses dires travaillé volontairement dans une usine Messerschmitt, fabriquant des avions de combat pour les nazis, en Bavière.

Pour autant, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France n’est pas uniforme. En recourant aux archives, la méthode historique permet même d’en distinguer les grandes évolutions, cantonnée d’abord au miroir sans tain de la Libération et du mythe résistancialiste puis centrée sur Vichy, la collaboration et la Shoah. Si la mémoire constitue un formidable objet d’histoire, et un champ de recherche particulièrement fécond dans la foulée des travaux d’Henry Rousso sur le souvenir de Vichy, sa subjectivité ne saurait être substituée à l’impératif de rigueur associé à la science historique. Tel est bien le sens de la douzième leçon sur l’histoire apportée par l’historien Antoine Prost :

« Elle doit certes accepter la demande de mémoire mais pour la transformer en his­toire. Si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir nous avons d’abord un devoir d’histoire. »

Chronologie indicative:

13 juillet 1990 : Loi dite Gayssot « tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe » et permettant de lutter contre le négationisme.

3 février 1993 : Décret présidentiel instaurant une « journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite gouvernement de l’Etat français 1940-1944 ».

5 novembre 1993 : François Bedarida et Jean-Pierre Azéma publient aux prestigieuses éditions du Seuil le premier tome de La France des années noires.

16 juillet 1995 : Discours de Jacques Chirac lors de la commémoration de la rafle du Vel d’hiv.
21 avril 2002 : Jean-Marie Le Pen est au second tour de l’élection présidentielle.

Septembre 2002 : Le programme d’histoire des classes de terminales L et ES comprend un chapitre consacré à l’histoire des mémoires de la Seconde Guerre mondiale.

18 octobre 2002 : Déclaration des ministres européens de l’Education qui institue une « journée de mémoire de l'Holocauste et de prévention des crimes contre l'humanité ». La date a été laissée libre de choix à chaque pays. La France et l'Allemagne ont choisi le 27 janvier, date anniversaire de la libération d’Auschwitz.

16 mai 2007 : Le jour de sa prise de fonction, le Président de la République Nicolas Sarkozy demande à ce que soit lue dans chaque classe de lycée de France, chaque 22 octobre, jour anniversaire des fusillés de la Maltière à Châteaubriant, la lettre du jeune Guy Môquet.

21 septembre 2012 : Inauguration d’un mémorial à Drancy par le Président de la République François Hollande.

4 septembre 2013 : Les présidents français et allemands visitent ensemble les ruines d’Oradour-sur-Glane.