Le miroir se brise

Il est peu de dire qu’avec le départ du pouvoir du général de Gaulle, après un référendum mal négocié, puis sa mort un an plus tard, le 9 novembre 1970, une page d’histoire se tourne. Plus que tout, c’est une autre vision de la Seconde Guerre mondiale qui s’impose, plus complexe et moins naïve. Avec la disparition de l’homme du 18 juin, la libération cesse d’être un « souvenir écran », occultant de nombreuses dimensions du conflit. Jusqu’alors refoulées, plusieurs mémoires de la Seconde Guerre mondiale brisent le miroir sans tain des représentations, inaugurant après de longues années de refoulement une phase de plusieurs décennies d’obsessions pour la période 1939-1945. C’est ce que l’historien Henry Rousso appelle le « syndrome de Vichy ». Alors que le rejet du résistancialisme devient de plus en plus manifeste, le réveil de la mémoire de la Shoah invite à se demander si, au final, les Français peuvent aujourd’hui faire face à la Seconde Guerre mondiale.

Un passé qui ne passe plus

Les années 1960 correspondent à l’arrivée à l’âge adulte de la génération du baby-boom. Or, ces jeunes gens entendent non seulement accéder à une autre vision de l’histoire de leur pays mais souhaitent connaître précisément le passé de celles et ceux qui, après-tout, sont aussi leur parents. Dans le sillage de mai 1968, il y a assurément là une question d’ordre générationnel qui prend pour terrain d’affrontement les mémoires de la Seconde Guerre mondiale.

Arthur Conte, président de l'ORTF, s'explique sur son refus de diffuser le documentaire Le Chagrin et la pitiéconsacré à la collaboration.

Sorti en 1969, le Chagrin et la pitié du réalisateur Marcel Ophuls est un film qui, justement, montre l’occupation sous un nouveau jour, celui de la vie quotidienne à Clermont-Ferrand, et surtout sans taire les compromissions de la collaboration. Le succès est à la mesure des critiques qui saluent un documentaire renouvelant non seulement profondément le genre mais s’attaquant de front au résistancialisme qui jusque-là avait cour sur les écrans. S’il faut attendre octobre 1981 pour que le Chagrin soit diffusé à la télévision, celle-ci, encore aux mains de l’Etat, refusant de détruire « des mythes dont les Français ont encore besoin » pour reprendre les morts du directeur de l’ORTF d’alors, Jean-Jacques de Bresson, la rupture est néanmoins incontestable. Ainsi, en 1974, le célèbre réalisateur Louis Malle – co-réalisateur du Monde du Silence avec le commandant Cousteau, il reçoit la palme d’or du festival de Cannes en 1956 et un Oscar l’année suivante – sort Lacombe Lucien, œuvre de fiction racontant l’histoire d’un paysan français qui se met au service de la Gestapo et, ce faisant, interroge les ressorts de l’engagement. A la même époque est publiée en 1973 La France de Vichy, ouvrage de l’historien américain Robert O. Paxton qui met en avant la participation du gouvernement de Vichy dans la déportation des Juifs de France.

Le succès considérable de ce livre – à tel point que l’on parle souvent de « révolution paxtonienne » – contraste singulièrement avec l’attitude des pouvoirs publics. Les successeurs du général de Gaulle, qu’ils soient de gauche ou de droite, restent sur la même politique et refusent de reconnaître une quelconque responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs de France. En 1992, année du cinquantième anniversaire de la rafle du Vel d’hiv, François Mitterrand reste ainsi sur une position très classique en déclarant à la télévision :

« En 1940, il y eut un Etat français, c’était le régime de Vichy, ce n’était pas la République. Et c’est à cet Etat français qu’on doit demander des comptes. Ne demandez pas de comptes à cette République, elle a fait ce qu’elle devait. »

La cérémonie du 16 juillet 1992 aux informations télévisées.

Deux ans plus tard, un nouveau scandale éclate avec la publication par le journaliste Pierre Péan d’une biographie de François Mitterrand qui non seulement éclaire le passé de Vichysso-résistant du Président de la République mais révèle la relation d’amitié qu’il entretien avec René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy recyclé après la Libération en paisible banquier d’affaire. Est ainsi illustré le peu de zèle employé pour retrouver les collaborateurs en fuite ainsi que le peu de cas qui est fait des passés les plus compromettants. En 1971, le Président de la République Georges Pompidou gracie Paul Touvier, chef de la Milice de Lyon, et demande que l’on oublie « ces temps où les Français ne s’aimaient pas, s’entre-déchiraient et même s’entretuaient ». Comme un symbole, son successeur, Valéry Giscard D’Estaing, supprime le caractère officiel de la commémoration du 8 mai 1945, ce au nom de l’amitié franco-allemande.

Mémoire et négation de la Shoah

Ces « crises de mémoire », pour reprendre l’expression de l’américaine Susan Rubin Suleiman, coïncident avec le réveil d’une mémoire spécifiquement liée à la Shoah. Il est vrai que la publication en 1961 du maître-ouvrage de l’historien américain Raul Hilberg La Destruction des Juifs d’Europe permet de mieux comprendre la spécificité de leur drame. Désormais, le sort des Juifs n’est plus soluble dans celui de l’ensemble des victimes du système concentrationnaire nazi, leur mise à mort relevant d’une logique bien particulière, la persécution, qui ne peut être confondue avec celle engendrant la répression.

Adolf Eichmann lors de son procès. United States Holocaust Memorial Museum, Washington, DC.

Mais, bien que bénéficiant d’un immense succès critique, l’écho des travaux de Raul Hilberg reste mesuré et ne peut expliquer à lui seul la résurgence de la mémoire de la Shoah qui s’observe à partir des années 1960. Celle-ci s’explique notamment par l’impact du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem. Traduit en justice après avoir été arrêté au Brésil par les services secrets israéliens, cet ancien haut-fonctionnaire SS donne à voir lors de son procès le cœur même de la machine exterminatrice nazie et, pour reprendre les mots de la philosophe d’origine allemande Hannah Arendt, « l’affreuse banalité du mal ». 15 ans après le procès de Nuremberg, la déposition de survivants venus témoigner devant la cour transforme la procédure judiciaire en véritable leçon d’histoire qui frappe d’autant plus les consciences que la guerre des Six-jours fait craindre une possible destruction d’Israël.

Avocat devenu historien, Serge Klarsfeld fait énormément pour la mémoire de la Shoah en pourchassant sans relâche d’une part les criminels impliqués dans le processus de destruction, en publiant d’autre part un « livre-mémorial » répertoriant l’ensemble des Juifs déportés de France. Cet insatiable militantisme s’explique certes par le poids du souvenir et le « devoir de mémoire » mais aussi par l’émergence d’une contre-mémoire niant l’existence des chambres à gaz. En 1978, les propos en une de L’Express de celui-ci qui fut Commissaire général aux questions juives de 1942 à 1944 – « A Auschwitz on n’a gazé que les poux » affirme-t-il de son exil en Espagne franquiste – suscitent un immense tollé. La même année, le quotidien de référence Le Monde publie, de guerre lasse, un article niant le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Les Français face à leur passé ?

L’enjeu que constitue la propagation de ces thèses farfelues est trop important et l’historien Pierre Vidal-Naquet prend la tête, dans un ouvrage intitulé Les Assassins de la mémoire, du combat contre le négationnisme. La diffusion du téléfilm américain en quatre épisodes Holocaust en 1979 sur Antenne 2 participe également d’une véritable volonté pédagogique mise en œuvre par les pouvoirs publics. Il en est de même pour le film Shoah de Claude Lanzmann sorti en 1985 et emblématique du réveil de la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe. Les programmes scolaires sont remodelés et intègrent Vichy et la destruction des Juifs d’Europe. La prise de conscience est désormais globale, à l’exception de quelques groupuscules antisémites.

Claude Lanzmann au journal télévisé, le 21 avril 1985, présente son film Shoah.

Les milieux académiques ne sont pas en reste et s’engouffrent à leur tour dans le chemin initié par Robert O. Paxton. S’il existe depuis 1951 un Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, celui-ci se focalise surtout sur la Résistance et délaisse Vichy. La création de l’Institut d’histoire du temps présent en 1978 est à cet égard emblématique du tournant pris par l’historiographie française puisque cette unité de recherche du CNRS a pour premier directeur François Bedarida, co-auteur avec Jean-Pierre Azéma d’une magistrale synthèse sur la période intitulée La France des années noires.

 

Longtemps refoulées, les mémoires de Vichy et de la Shoah opèrent un brusque retour sur scène au cours des années 1960-1970 pour au final occuper une place majeure dans les dernières décennies du XXe siècle. Pour autant, la violence des tempêtes médiatiques entraînées par Lacombe Lucien ou la découverte du passé de René Bousquet invite à garder une position mesurée face à ces mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France : les plaies sont encore béantes.

Chronologie indicative

11 avril 1961 : Ouverture du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem.

18 mars 1962 : Signature des accords d’Evian. Fin de la guerre d’Algérie.

17 décembre 1964 : Vote de la première loi d’amnistie sur les affaires liées aux événements d’Algérie.

26 décembre 1964 : Le Parlement adopte à l’unanimité la loi sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.

5 juin 1967 : Début de la guerre des Six jours.

3 mai 1968 : Evacuation de la Sorbonne et début de la crise étudiante.

10 novembre 1958 : A la veille du cinquantenaire de l’Armistice mettant fin à la Grande Guerre, le général de Gaulle fleurir les tombes de Joffre, Gallieni, Clemenceau mais aussi Pétain.

9 novembre 1970 : mort du général de Gaulle.

5 avril 1971 : Sortie sur les écrans du Chagrin et la pitié.

13 septembre 1971 : Grand Résistant, Le philosophe Maurice Clavel quitte le plateau de l’émission Armes égales à la suite de propos de Georges Pompidou. Dix ans plus tard, cette scène est parodiée à la fin de Papy fait de la Résistance de Jean-Marie Poiré, sorti en 1983.

23 novembre 1971 : Georges Pompidou gracie Paul Touvier.

Printemps 1973 : Début des polémiques autour d’un ouvrage tout juste traduit : La France de Vichy de l’historien américain Robert O. Paxton.

8 mai 1975 : Suite à une décision du nouveau président, Valéry Giscard d’Estaing, le 8 mai n’est plus commémoré officiellement.

28 octobre 1978 : Interview de Louis Darquier, dit de Pellepoix, dans L’Express.

11 novembre 1978 : A l’occasion du 60e anniversaire de l’armistice mettant fin à la Première Guerre mondiale, Valéry Giscard d’Estaing fait fleurir la tombe du maréchal Pétain.

29 décembre 1978 : Publication par Le Monde d’un article de Robert Faurisson niant l’existence des chambres à gaz.

27 février 1979 : Dernier épisode d’Holocaust à la télévision et débat dans le cadre de l’émission Les Dossiers de l’écran.

6 mai 1981 : Le Canard enchaîné lance l’affaire Papon en révélant le rôle de cet ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde dans le cadre de l’arrestation et de la déportation de 1700 juifs de Bordeaux.

21 mai 1981 : Tout juste élu, François Mitterrand dépose une rose sur les tombes de Victor Schœlcher, Jean Jaurès et Jean Moulin au Panthéon.

8 mai 1982 : Le 8 mai est à nouveau célébré officiellement, et comme jour férié.

22 septembre 1984 : Poignée de main Mitterrand-Kohl à Verdun. François Mitterrand fait fleurir la tombe du maréchal Pétain, vainqueur de Verdun.

30 avril 1985 : Sortie de Shoah de Claude Lanzmann.

11 mai 1987 : Ouverture à Lyon du procès de Klaus Barbie.