Les bleus, la calotte et le goupillon

 

 

Agrégé, docteur en histoire, X. Boniface est un auteur prolixe, connu pour ses travaux d’histoire militaire, discipline envisagée par lui non pas uniquement sous des aspects opérationnels mais également dans une dimension politique et culturelle. C’est ainsi que nombre de ses travaux portent sur le fait religieux au sein du monde militaire1. Il n’est dès lors pas étonnant que ce professeur de l’Université du Littoral Côte d’Opale s’intéresse, dans son dernier ouvrage publié, aux relations entre l’Eglise, l’Etat et l’Armée.

A cette constance intellectuelle s’ajoute une nécessité scientifique. En effet, les rapports entre l’Eglise et l’Etat constituent un champ d’études à part entière de l’historiographie française. Les répercussions de ces relations parfois difficiles sont bien connues en ce qui concerne le monde scolaire. L’histoire de l’éducation étant par ailleurs un champ de recherche assez dynamique, c’est tout naturellement que nombre d’études se portent sur cette question. Mais tel n’a pas été pendant longtemps le cas de l’histoire militaire, genre souvent déconsidéré pour ne pas dire suspect. C’est donc un vide historiographique que vient combler l’ouvrage de X. Boniface, celui du trinôme Eglise, Etat, Armée. Ce vide est d’autant plus surprenant qu’il y a une certaine continuité entre les mesures de laïcisation de l’armée et la législation scolaire (p.70)2, l’école et la caserne étant deux lieux où s’expérimentent une certaine neutralité religieuse de l’Etat et où l’on procède à l’instruction civique du citoyen-soldat. L’auteur rappelle ainsi que « si les opportunistes voyaient dans l’école primaire une préparation du citoyen à la caserne, les radicaux veulent à l’inverse que le service militaire prolonge l’école » (p. 314). Les deux champs sont donc intimement liés et, en conséquence, c’est avec une certaine évidence que s’installe l’envie de lire ce volume, pièce longtemps attendue qui complète l’interminable puzzle de nos connaissances.

Pour autant, c’est de la République et non de l’Etat qu’il s’agit dans ce volume. La différence est importante car elle souligne la polysémie d’un mot qui peut désigner tout à la fois un système politique et une idéologie définie par l’auteur comme « une culture qui renvoie à l’héritage révolutionnaire, à la promotion des libertés publiques, à la défense de la laïcité de l’Etat, au patriotisme et à une sympathie, plus ou moins prononcée, pour les milieux populaires » (p.13).

C’est cette définition qui détermine les bornes chronologiques de l’étude de X. Boniface, celle-ci ne pouvant en effet débuter avant janvier 1879, date à laquelle la IIIe République est véritablement installée en France (p.13). Quant à l’année 1914, elle ne semble poser problème ici puisque, là encore, la Première Guerre mondiale apparaît comme une césure dessinant en creux les contours d’un long XIXe siècle mis en évidence par le récemment disparu Eric Hobsbawn.

Mais cette définition contient également en elle les germes des contentieux et des amours à venir de l’Armée, de la République et de l’Eglise car si la promotion de la patrie peut s’accorder d’une certaine vision cléricale, telle n’est assurément pas le cas de la défense de la laïcité. C’est donc moins à un plan chronologique que sinusoïdal qu’invite la réflexion de X. Boniface puisque les relations de ce trinôme connaissent bien des variations, au gré des tensions internationales mais également des résultats électoraux.

Ainsi le chapitre 1 s’ouvre-t-il sur une période de crise, que l’auteur intitule non sans malice « La séparation de l’Eglise et de l’armée ». Bien qu’en rupture, la politique menée par la république opportuniste ne provoque que peu de heurts, à part dans certains milieux particuliers. Il est vrai qu’il y est avant tout question de symboles, de la suppression des honneurs militaires rendus au clergé, de la laïcisation des traditions régimentaires. Seule la disparition des aumôneries en temps de paix semble peut-être plus polémique. Mais il est vrai que

« ces mesures sont motivées par la triple volonté de promouvoir la liberté de conscience, de lutter contre l’influence cléricale et d’inculquer aux soldats les valeurs républicaines. C’est pourquoi elles se prolongent d’un volet positif, fondé sur le concours de l’armée aux fêtes du nouveau régime (14 juillet) et sur la laïcisation de ses traditions. »

Ce qui apparaît à bien des égards une « voie d’apprentissage de la culture républicaine » (p. 70), c’est-à-dire un processus assez lent, se brusque au fil des années 1880 avec la question des « curés sac au dos », thème du chapitre 2 de l’ouvrage de X. Boniface. Il convient de souligner ici l’importance de cette partie car si grâce à cette expression attribuée au général Boulanger chacun sait dans les grandes lignes de quoi il retourne, rares sont les synthèses précises sur la question. Le livre de X. Boniface permet de découvrir de nombreux détails de ces dispositions législatives ainsi que leur application.

Cette question de la conscription et des hommes d’Eglise est d’autant plus complexe que cette mesure clairement orientée contre le parti clérical – les contingents sont si faibles que l’intérêt militaire est nul – est aussi, de manière très paradoxale, l’ouverture de la porte de la caserne aux curés. Or l’Armée ne laisse aucunement insensible les autorités religieuses qui, bien évidemment, décèlent rapidement au travers du service militaire un public captif tout près à être irrigué de la bonne parole. Mais la France est aussi la fille ainée de l’Eglise et il existe une collusion objective d’intérêts derrière cette défense commune de l’Armée par les autorités civiles et religieuses.La différence est que le projet de ces dernières  est  d’élaborer à terme une armée chrétienne au service d’une France catholique.
Caricature anglaise figurant le général Boulanger et Marianne. Gallica / Bibliothèque nationale de France, département Bibliothèque-musée de l'opéra, ESTAMPESSCENESLohengrin(39)

Ce dessein se double pour une fraction intransigeante d’un projet politique concret : le renversement de la République par les monarchistes, volonté qui non seulement tient plus de la nostalgie que du plan réellement muri mais qui, de surcroît, s’étiole au fur et à mesure de l’enracinement de la République. Aussi l’Armée devient-elle objet de sollicitations de l’Eglise même si, bien entendu, toutes les initiatives déployées au cours des années 1880-1910 n’ont pas pour objectif de renverser le régime en place. La mémoire de 1870 est ainsi « l’occasion pour la clergé de glorifier et de dresser un portrait du soldat chrétien, dont le dévouement et le sens de la discipline sont comparés à ceux du prêtre » (p. 181). Cette politique s’avère parfois particulièrement efficace puisque certains discours commémoratifs – on pense notamment aux manifestations anniversaires de la bataille de Loigny en Eure-et-Loir3 – portent encore les stigmates de cette influence. En revanche, il y a lieu d’être plus mesuré quant aux résultats des multiples œuvres censées venir en aide au conscrit. Les chiffres donnés par X. Boniface concernant les garnisons de Lille, Valenciennes, Vincennes ou encore Ménilmontant paraissent bien témoigner d’une inexorable déchristianisation de la population masculine, y compris lorsque celle-ci revêt l’uniforme.

Si l’Eglise s’intéresse à l’Armée, il est également indéniable qu’une partie des militaires entretient des relations privilégiées avec les milieux religieux, réalité connue sous le nom « d’alliance du sabre et du goupillon ». C’est donc à une véritable radioscopie de l’opinion des officiers que se livre X. Boniface dans ce chapitre 4, étant entendu que la situation hiérarchique prééminente de ces individus leur confère une grande importance du point de l’influence qu’ils peuvent exercer sur les conscrits. Si le résultat est attendu – les officiers se rallient au régime, non par passion, mais par raison, résignation ou ambition (p. 204) – c’est la méthode qui parait réellement neuve. L’auteur base en effet une partie de sa démonstration sur un intéressant rapport tiré du fonds Emile Combes conservé par les Archives départementales de Charente-Maritime. Il s’agit d’une enquête confidentielle diligentée par le Ministre de l’Instruction publique auprès des rectorats pour connaître le type d’établissements scolaires, religieux ou publics, que les fonctionnaires font fréquenter à leurs enfants, étant entendu que ce choix est particulièrement révélateur de la sensibilité des parents. En ce qui concerne les militaires, si les écoles congréganistes conservent encore un certain nombre de faveurs, la situation doit être pondérée par les armes – la cavalerie est de ce point de vue plus conservatrice que le génie – et les villes de garnison, la situation pouvant être tout-à-fait différente d’un département un autre. Surtout, une analyse plus profonde de ces données laisse entrevoir la stratégie de ces écoles qui, pour une partie, se spécialisent dans la préparation de concours spécifiques tels que Saint-Cyr et Polytechnique. C’est donc ici moins une conviction religieuse qu’une véritable stratégie de reproduction sociale que révèlent ces données de ce très intéressant rapport issu des archives Combes.

Emile Combes, 1914. Gallica / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EST EI-13 (343)

C’est donc une situation beaucoup plus mesurée que dépeint X. Boniface puisqu’au final, c’est « l’attitude d’une minorité qui fait croire que les militaires sont cléricaux » (p. 189). S’il existe des catholiques intransigeants, le livre D. Kerjean démontre par exemple que plusieurs officiers du 70e régiment d’infanterie de Vitré sont francs-maçons4. Mais, au-delà de ces deux comportements antagoniques et à bien des égards minoritaires, c’est un « marais d’officiers indifférents » que décrit l’auteur. Or cette situation n’est pas neutre du point de vue des autorités puisqu’il s’agit là au contraire « d’un motif de suspicion pour les républicains : l’apolitisme signifie en effet un refus de choisir son camp, a fortiori celui de la République » (p. 207). Mais cette crainte est infondée puisque tant le risque monarchique de la crise du 16 mai 1877 que la tentation césariste de l’épisode boulangiste sont évités par une Armée qui, en quelques années, gagne son brevet de loyauté, si ce n’est totalement envers la République, au moins envers la Nation. Au-delà de quelques cas dont la portée symbolique ne doit pas être sur-interprétée, l’expulsion des congrégations donne d’ailleurs une preuve supplémentaire de l’obéissance des troupes et de leurs cadres.

Là encore, l’affaire Dreyfus marque un réel tournant puisqu’elle fait renaître le spectre d’un coup d’Etat militaire même si, en réalité, celui-ci ne dépasse jamais le stade de l’initiative aussi vite que mal préparée, à l’instar du coup fourré fomenté le jour des obsèques de Félix Faure par un Paul Déroulède soutenu d’une poignée d’officiers. Mais c’est moins du point de vue institutionnel que de l’opinion que l’Affaire marque une profonde rupture puisque « la révélation des agissements contestables de ses protagonistes font dresser contre l’Armée une part grandissante de la société, tandis que les militaires, quoiqu’exaspérés par ces attaques, se prennent aussi à douter de leurs chefs » (p. 290). Le débat est d’autant plus vif et douloureux qu’il est contemporain de Fachoda qui, aux yeux de beaucoup, apparaît comme un renoncement de la France contre la perfide Albion, ennemi héréditaire par excellence.

Le général André est au centre du scandame qui porte son nom. Wikicommons.
La situation s’envenime encore avec les coalitions de la Défense républicaine (1899-1902) et du Bloc des gauches (1902-1905) qui, toutes deux, veulent reprendre en main les officiers : « plus que leur ralliement au régime, désormais acquis, elles cherchent leur adhésion à un radicalisme qui fait notamment de l’anticléricalisme un principe d’action » (p. 297). D’abord entamée de manière modérée par le général Galliffet, dont l’épuration se limite aux sommets de la hiérarchie, cette politique redouble d’intensité avec le général André et son fameux système de fiches. Certes, celui-ci n’est nullement nouveau et continue d'ailleurs à perdurer bien après le départ du Ministre, jusqu’en 1912 (p. 372).

Mais ces fiches et surtout le scandale dont elles sont à l’origine constituent assurément une crise importante et profonde entre la République et l’Armée. Au final, 18 818 fiches portent sur 17 500 officiers de métropole et 1 500 de l’armée d’Afrique. Celles-ci peuvent être connues par Le Figaro et Le Matin qui les publie, car les originales du Grand Orient et du Ministère de la Guerre auraient été brûlées à la fin de 1904 (p. 331). Celles-ci sont la plupart du temps relayées par la presse conservatrice de province, qui publie les fiches concernant les personnalités locales. Dans les casernes, l’écho de cette affaire est durable, bien plus que son traitement médiatique, ce que le 47e régiment d’infanterie parait bien illustrer. Une fois les fiches révélées au plus grand jour, les victimes partent naturellement en quête des délateurs réels ou supposés ce qui, on s’en doute, n’est pas sans affecter l’ambiance dans les rangs. X. Boniface rapporte ainsi (p. 352) qu’à

« Saint-Servan, le commandant d’Argenton refuse de saluer l’épouse du capitaine Guy, car celui-ci est un délateur. Une entrevue orageuse entre les deux officiers se déroule en présence du général pour tenter de régler le différend. »

En d’autres endroits, c’est par le duel que les conflits se soldent, avec les désagréments que l’on imagine. Mais pour beaucoup, les fiches sont synonymes de culture victimaire et, plus précisément, d’avancement freiné voir de cursus honorum rompu. X. Boniface rapporte que « relayées par des légendes familiales, les affirmations de ce genre abondent », mais qu’elles demandent à être vérifiées (p. 366). Or l’on sait grâce à un texte republié en 2011 par M. Jean que Louis Canneva, capitaine au 47e régiment d’infanterie, aurait vu sa carrière bloquée par les « fiches dont il était l’objet », ce malgré « les notes de ses chefs [qui] étaient toutes fort élogieuses et attestaient ses hautes qualités professionnelles, son intelligence vive et nette, son caractère ferme et droit »5. Certes, l’on sait que ce texte est écrit après le premier conflit mondial au travers d’un prisme idéologique certain – Louis Canneva est le beau-frère de Charles Ruellan, élu député de l'Action française en 1919 – et qu’il est assurément une excellente source permettant d’étudier la mémoire de la Grande Guerre dans les milieux conservateurs bretons. Pour autant, il est indéniable qu’une telle mention, des années après le scandale des fiches et après un conflit dont on sait qu’il peut à bien des égards constituer un écran particulièrement opaque, dit bien la profondeur du ressentiment engendré par ce scandale.

Pour autant, il demeure difficile d’estimer en quoi ces fiches sont réellement ce qui a pu entraver le déroulement « normal » de carrières. En d’autres termes, est-ce que des trajectoires plus planes ne doivent pas être attribuées en premier lieu à une certaine médiocrité des individus en question ? S’il est difficile d’avancer une réponse globale et définitive, X. Boniface contribue au débat à partir d’un exemple intéressant la Bretagne (p. 367) :

« Le commandant de Robien n’a pas quitté la garnison de Saint-Brieuc pendant dix ans, alors que la mobilité dans les affectations facilite l’avancement : il peut s’en prendre à la franc-maçonnerie, mais celle-ci n’est pas la cause première de sa situation. Le fait d’attribuer aux fiches un blocage de carrière est souvent une manière de ne pas reconnaître la médiocrité de celle-ci. En revanche, des officiers brillants mais jugés cléricaux, tels Foch ou Castelnau, compensent un retard d’avancement, qui aurait pu à terme leur ferme les plus hautes fonctions, grâce à leur valeur et à des soutiens politiques, Clemenceau pour l’un, Doumer pour l’autre. »

En définitive, l’affaire des fiches révèle une réelle laïcisation et républicanisation des officiers même si une frange minoritaire mais visible demeure tout aussi catholique et monarchiste. En réalité, les militaires sont plus proches des ralliés et des modérés ce qui, aux yeux de certains, surtout à gauche, n’est pas encore assez (p. 370).

Aussi l’affaire des fiches ne constitue-t-elle pas le dernier avatar des relations tumultueuses entre l’Armée et la République puisque, quelques mois seulement plus tard, la Séparation de l’Eglise et de l’Etat place une nouvelle fois les officiers dans une situation délicate. Le maintien de l’ordre est une tâche qui répugne aux militaires, surtout lorsqu’il s’agit, pour les officiers catholiques, d’opérations liées aux lois laïques, telles qu’expulsions de congrégations ou inventaires des biens des églises. Mais, si des faits de refus et désobéissance sont non seulement avérés mais connus – l’affaire des trois officiers de Saint-Servan ou le cas du commandant Barthélémy-Emmanuel Le Roy-Ladurie en sont de bons exemples – il n’en demeure pas moins qu’il s’agit-là d’exceptions. Ce caractère très minoritaire sur le plan quantitatif traduit l’indéniable évolution du corps des officiers au cours des années 1879-1914, ceux-ci s’accommodant sans cesse plus du régime au fur et  à mesure que celui-ci s’enracine.

Aristide Briand. Gallica / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, EST EI-13 (32).
C’est sans doute ce qui conduit X. Boniface à questionner la réalité du « tournant historique » qui caractérise la politique d’apaisement menée par les cabinets Briand puis Clemenceau, changement qu’incarne notamment Joffre. Non seulement parce que celui-ci réalise ou bénéficie de, c’est selon, la centralisation du haut commandement entre ses seules mains de généralissime, question longuement débattue au cours des années précédentes mais aussi parce que son entourage proche traduit également une modification des états d’esprit. Ainsi du chef d’état-major de Joffre, le général de Castelnau, dont le surnom de « capucin botté » dit bien toute la tolérance dont bénéficient désormais les catholiques au sein du haut commandement.

On peut s’interroger sur les raisons qui fondent un tel revirement de la part des Républicains. Pour l’auteur, le constat du loyalisme des officiers ainsi que la menace d’une guerre qui se précise (p. 447) peuvent expliquer cet état de fait. Une dernière mesure – symbolique mais éminemment révélatrice – doit néanmoins être rappelée pour mesurer le chemin parcouru depuis la chute de Mac-Mahon. Le 16 juin 1907, un nouveau décret instaure « la démocratisation des préséance » (p. 448). Désormais, le protocole républicain accorde dans les départements la préséance aux préfets – c’est-à-dire des civils – aux parlementaires et aux présidents de conseils généraux qui doivent être salués par les militaires, y compris les généraux de division. Ce qui pourrait symboliser, selon X. Boniface, l’effacement du dernier prolongement du système des ordres – la prééminence du militaire renvoyant à celle de la noblesse – confirme « a posteriori que l’Armée, l’Eglise et la République sont, au cours des années 1879-1914, malgré de profondes divergences, sur les voie des accommodements » (p. 493).
Riche, dense, comblant un incontestable vide historiographique, cet ouvrage est sans conteste appelé à faire rapidement date. Mentionnons de surcroît qu’il est tiré d’une habilitation à diriger des recherches effectué sous la direction de J. Prévôtat et J.-F. Chanet, dont la propre habilitation à diriger des recherches publiée par les Presses universitaires de Rennes portait sur la réforme militaire des années 1871-18796.  La filiation entre les deux volumes est donc évidente et il ne fait pas doute que nulle bibliothèque d’histoire militaire digne de ce nom ne saurait ignorer ces deux ouvrages.

Pour autant, il reste que l’exercice de la synthèse à l’échelle nationale d’un problème aussi complexe que les relations entre l’Armée, l’Eglise et la République est extrêmement difficile tant la documentation à réunir est vertigineuse. L’imposante bibliographie ainsi que le détail des sources consultées par l’auteur ne laissent aucun doute quant à l’ampleur du travail entrepris pour ce volume. Or le fait est que parmi les services d’archives départementales consultés par X. Boniface à l’occasion de cette enquête, aucun ne figure dans l’Ouest de la France, cet Ouest où la question religieuse est si prégnante et les réactions aux inventaires si vives7. Il en résulte ça-et-là une certaine frustration pour le lecteur qui, par exemple, aimerait savoir si les taux de fréquentation des œuvres catholiques observé à Lille ou Vincennes sont les mêmes qu’à Vannes, Quimper, ou Dinan. En outre, la consultation des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine aurait permis à l’auteur de dépouiller les archives des conseils de guerre des Xe et XIe région militaires, c’est-à-dire de procès hautement symboliques tels que celui du commandant Le Roy-Ladurie ou des trois officiers du 47e RI condamnés à la suite de l’inventaire de Saint-Servan8. Ce recours parait d’autant plus profitable qu’il aurait certainement pu permettre à l’auteur d’approfondir le très intéressant portrait collectif qu’il donne de ces officiers qui disent « non », puisque sur les 25 défections recensées, 15 interviennent en Bretagne (p. 422). Mais il s’agit là de remarques de pure forme qui ne sauraient masquer toutes les évidentes qualités de cet ouvrage, assurément appelé à devenir une référence en la matière.

Erwan LE GALL

BONIFACE, Xavier, L’Armée, l’Eglise et la République (1879-1914), Paris, Nouveau Monde Editions, 2012.

 

1 BONIFACE, Xavier, L’aumônerie militaire française 1914-1962, Paris, Editions du Cerf, 2001 et « Les aumôniers de la Première Guerre mondiale », Bulletin de l’association des archivistes de l’Eglise de France, n°72, 2e semestre 2009, p. 2-11.

2 Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet ouvrage sont simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 A ce sujet, on attend avec impatience de lire la communication sur Bazeilles de S. Calvet, malheureusement absent lors du colloque La Bataille, du fait d’armes au combat idéologique, XIe - XIXe siècle, dans les actes qui seront publiés.

4 KERJEAN, Daniel, Rennes : les francs-maçons du Grand Orient de France, 1748-1998 : 250 ans dans la ville, Rennes, Presses Universitaires des Rennes, 2005, Annuaire Troisième République 1872-1940, p. 345-357.

5 JEAN, Marc (Edition présentée par), Les dix frères Ruellan, héros et martyrs, 1914-1918, Saint-Malo, Editions Cristel, 2011, p. 81. 

6 CHANET, Jean-François, Vers l’Armée nouvelle, République conservatrice et réforme militaire, 1871-1879, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006. Rappelons sa thèse, qui s’intègre aussi dans cette problématique : CHANET, Jean-François, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996.

7 MAYEUR, Jean-Marie, « Religion et politique : géographie de la résistance aux inventaires (février-mars 1906) », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 2e année, n°6, 1966, p. 1259-1272, en ligne.

8 Sur ce dernier on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Le deuxième procès de Rennes : trois officiers du 47e régiment d’infanterie devant le Conseil de guerre », En Envor, Revue d'histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne.