A chacun son métier…

 

Quiconque a déjà publié un livre d’histoire connaît la frustration de l’auteur qui, en découvrant le bel opus, ne peut s’empêcher de penser à l’immense déperdition de données dont il est synonyme. En effet, le travail dans les archives conduit à la découverte de centaines, voire de milliers de petits joyaux qui, sacrifiés sur l’autel d’une problématique qui exige méthode et esprit de synthèse, ne resteront donc connus que de lui seul. Bien entendu, il ne se s’agit pas de revenir sur ces préceptes essentiels qui font que les livres demeurent lisibles, l’accumulation d’exemples et de références venant passablement alourdir le propos. Pour autant, qui se trouvant précisément dans cette situation n’a jamais regretté que ces petits trésors documentaires ne puissent pas, eux aussi, accéder à la lumière ? Qui ne s’est jamais pris à rêver d’un film, d’une pièce de théâtre, d’un jeu vidéo, d’un web-documentaire ou encore d’une exposition qui non seulement déclinerait l’enquête sur un autre média, permettant ainsi de toucher d’autres publics, mais offrirait la lumière à quelques une de ces merveilles archivistiques dont il n’a pas été fait usage ?

Scène de caserne. Collection particulière.

Bien entendu, les enjeux financiers rappellent rapidement le doux rêveur à la  réalité. Mais tout historien ayant eu à travailler dans le secteur des musées sait que l’argent n’est en la matière pas la seule difficulté. Les différences d’approches, pour ne pas parler de cultures professionnelles divergentes, constituent un écueil qui vient considérablement alourdir, quand elles ne les entravent pas, les pratiques. En théorie, conservateurs de musées, archivistes et historiens devraient former un trinôme des plus performants au service du public pour une meilleure diffusion de la connaissance du passé. Mais comment opérer quand, pour ne prendre qu’un seul exemple qui nous semble particulièrement signifiant, les systèmes de référencement documentaires ne sont pas les mêmes dans un service d’archives et dans un musée, institution pouvant par ailleurs conserver des documents strictement identiques ? C’est précisément cette réalité qu’illustre à merveille, en se basant sur la problématique des objets de guerre, le volume collectif que publient B. Fleury et J. Walter aux Editions universitaires de Lorraine1. Certes, cet ouvrage est sorti il y a déjà deux ans mais il nous semble que son propos demeure non seulement d’une grande actualité mais qu’il mérite amplement d’être discuté dans ces colonnes.

Une démonstration magistrale

Il est rare qu’un article justifie à lui seul l’achat d’un volume collectif. C’est pourtant le cas de la remarquable communication d’A. Alvès, maitresse de conférences en sciences de l’information et de la communication et chercheuse au Centre de recherche sur les médiations de l’Université de Lorraine (p. 165-178). Revenant sur la place de la machette dans la réalité et les représentations du génocide rwandais, l’auteur déconstruit non seulement l’objet mais les représentations dont il est le support. Ainsi, la machette n’est pas un outil traditionnel de l’agriculture du pays des 1 000 collines mais un artefact « introduit par la colonisation, comme une serpette améliorée, notamment dans les zones forestières » (1969). De surcroît, si elle est l’arme stéréotypée du génocide rwandais, la réalité des massacres est tout autre puisque les bourreaux utilisent également, et en quantités qui sont loin d’être négligeables, d’autres armes blanches, mais également des armes à feu et même des grenades (p. 170). En réalité, l’image du « génocide à la machette » ne prévaut qu’en occident, l’objet ne bénéficiant d’aucun traitement spécifique, d’aucune surexposition particulière, au sein des installations muséographiques commémoratives rwandaises (p. 176-178).

Le propos d’A. Alvès devient d’autant plus intéressant lorsque il rencontre l’analyse d’Edgard Morin pour qui « l’espace des médias est un lieu de fermentation mythologique qui constamment ressuscite des mythes archaïques en leur donnant une forme moderne » (cité p. 175). Ce stéréotype du génocide rwandais « à la machette » renvoie alors implicitement aux travaux d’A. Ruscio sur le credo de l’homme blanc et, de manière plus générale, au regard porté sur la négritude associée à une certaine « sauvagerie africaine » (p. 175)2. On nous permettra d’ailleurs de remarquer que cette représentation doit aussi probablement beaucoup aux deux guerres mondiales, qu’il s’agisse de la propagande entourant l’emploi de La Force noire du général Mangin, de la campagne dite de la Honte noire au début des années 1920 ou encore des massacres de tirailleurs sénégalais lors de la Campagne de France en 1940. En effet, tous ces éléments ont pour point commun de se cristalliser sur l’objet machette, artefact indissociable de l’idée de sauvagerie, qu’elle soit glorieusement utilisée au service des alliés à partir de 1916 ou abjectement dénoncée par les ligues nationalistes allemandes dans les années 1920 puis, quelques temps plus tard, par les nazis.

Thèse et pratique

Pour parvenir à une telle démonstration, A. Alvès rappelle un principe de base pourtant trop souvent oublié : un objet n’a, à proprement parler, pas de fonction. Ce n’est que par l’intention de l’homme qu’il prend du sens (p. 166). Roland Barthes ne dit d’ailleurs pas autre chose à propos de la photographe lorsqu’il rappelle que ce n’est que par la grâce de cerveau humain que certains clichés nous disent « quelque chose ». Autrement dit, l’histoire matérielle, fut-elle en contexte militaire, n’existe pas par elle-même et renvoie nécessairement à l’homme, ou aux sociétés en guerre3.

Ossements de victimes du génocide des Tutsis au Rwanda. Wikicommons.

Dès lors, quelle n’est pas notre surprise en découvrant sous la plume des deux coordinateurs du volume des lignes qui semble suggérer une vie propres aux objets de guerre, autonome du genre humain (p. 21) :

« […] Les objets porteurs de mémoire ou d’histoire ne sont pas seulement témoins d’une époque dont un groupe et/ou des individus entendent se souvenir. Ils sont des partenaires à part entière des interactions sociales. S’ils ont pour fonction de dire ce à quoi les groupes sociaux sont attachés, ils sont parties prenantes de la structure organisationnelle et matérielle de la mémoire. »

Prenant manifestement appui sur les travaux pionniers de Maurice Halbwachs4, un tel propos ne doit pas étonner en ce qu’il est assurément symptomatique de la difficulté pour le monde dit de « la culture » d’envisager le fait guerrier et, plus singulièrement encore, le domaine militaire. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas par hasard que le Ministère des Armées est en France le second opérateur culturel de l’Etat, ces questions échappant au ressort de la rue de Valois.

Il est vrai que l’artefact de guerre, en ce qu’il est par définition tout sauf un chef d’œuvre mais le plus souvent un objet produit en – très – grande série (le cas du musée de la Seconde Guerre mondiale de Nouméa étudié par F. Pascual est de ce point de vue emblématique, p. 141-154) se rapportant par nature à ce que l’humanité porte de plus laid – les pulsions de mort, la violence… – éprouve les plus grandes difficultés à s’acclimater au musée, espace qui classiquement conserve le beau, le remarquable, le splendide (p. 76-77). Sans doute faut-il d’ailleurs aussi chercher de ce côté l’explication des dénominatifs tels qu’Historial, Centre d’interprétation ou encore Mémorial si en vogue depuis les années 1980.

Les propos de D. Dendooven, conservateur du remarquable In Flanders Field Museum consacré à la Grande Guerre, sont à cet égard particulièrement intéressants : « la mission du musée serait donc aussi de préserver ces récits qui donnent à l’objet souvent plus de valeur qu’il n’en a en tant qu’objet témoin de guerre » (p. 31). Et l’on mesure ce que peut avoir de transgressif, du point de vue d’une culture professionnelle muséographique accordant une place centrale à la matérialité, une telle assertion. Particulièrement intéressant est à cet égard le retour d’expérience formulé par G. Gawin et M. Gellereau à propos des dons d’objets de la Seconde Guerre mondiale. Les auteurs s’attachent en effet à décrire les entretiens conduits avec les donateurs des artefacts afin d’en recomposer l’histoire (p. 29 et suivantes). L’intention est louable mais, pour autant, on mesure combien de telles méthodes sont scientifiquement fragiles lorsqu’on passe ces procédés au crible de l’historiographie, et notamment celle de la Grande Guerre, particulièrement prolixe sur le témoignage. Certes, la réalité des ressources humaines des services de musées ne permettent que rarement de se livrer à des enquêtes tendant vers l’exhaustivité. Pour autant, est-il sérieusement possible de croire que la déconstruction d’un objet tel que la machette rwandaise peut s’effectuer au terme de quelques entretiens, aussi poussés soient-ils ? Les sciences humaines et, plus particulièrement en histoire, le croisement des ressources documentaires n’ont-ils pas déjà démontré leur efficacité ? Si l’étude d’une trousse de maréchalerie d’un sous-officier allemand de la Grande Guerre que propose C. Nosal (p. 231-251) est des plus stimulantes, on doute néanmoins de la portée de la démonstration, fut-elle indiciaire, dans la mesure où l’auteur affirme que la séquence 1914-1918 correspond à la fin de la cavalerie et, de manière plus générale, des « animaux de guerre » (p. 233). L’historiographie, et tout particulièrement les récents et incontournables travaux de C. Milhaud, a pourtant souligné avec force combien les armées de la Première Guerre mondiale sont dépendantes de la force hippomobile .

Quels musées ?

Ces questionnements nous semblent d’autant plus nécessaires que s’il est un objet qui, au final, n’est pas interrogé dans cet ouvrage, c’est bien le musée. Or, quoi de commun entre la salle d’honneur du 19e régiment du génie (C. Lafaye, p. 199 et suivantes) et des établissements  conçus comme étant « porteurs d’une mémoire des risques de guerre » (p. 41) ? Pas grand-chose à dire vrai tant, subtile mise en abîme, le contenant répond aux mêmes logiques que le contenu. Si la fonction d’un musée de tradition est de consolider l’esprit de corps et d’incarner l’histoire, nécessairement pensée comme tendant vers, pour ne pas dire incarnant, l’excellence d’une unité (p. 212), un historial ou un centre d’interprétation vise assurément d’autres buts.

Orsay: vision classique d'un musée dédié au beau. Wikicommons.

Le volume collectif dirigé par B. Fleury et J. Walter est de ceux qui, bien que souffrant de contributions d’inégale qualité, reste longtemps en mémoire tant il interpelle le lecteur historien quant à la réalité des pratiques muséales. En cela, il est sans doute moins un manuel de bonne conduite qu’un parfait instantané des pratiques en vigueur en ce début de XXIe siècle. Comment en effet comprendre d’une autre manière le propos d’Eric Necker, ancien conservateur du musée de Gravelotte consacré à la guerre de 1870, lorsqu’il avance que « de fait, c’est plutôt un regard d’historien que l’on va porter sur l’objet et non plus un regard fondé sur l’exemplarité, l’édification, la mémoire ou la commémoration » (p. 77). Et que penser lorsque le même conservateur rappelle que l’institution dont il fut l’un des dirigeants « n’est pas un musée patriotique à l’ancienne » mais « dépasse l’histoire militaire en convoquant l’histoire culturelle » ? L’histoire d’un conflit, quel qu’il soit, est certes militaire mais n’est-elle pas également  culturelle, diplomatique, sociale, économique voire même environnementale et parfois tout cela en même temps ?

Erwan LE GALL

 

FLEURY, Béatrice et WALTER, Jacques, Vies d’objets, souvenirs de guerres, Nancy, Editions universitaires de Lorraine, 2015.

 

 

 

 

1 FLEURY, Béatrice et WALTER, Jacques, Vies d’objets, souvenirs de guerres, Nancy, Editions universitaires de Lorraine, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 RUSCIO, Alain, Le Credo de l’homme blanc. Regards coloniaux français XIXe-XXe siècles, Paris, Complexe, 1995.

3 Pour de plus amples développements sur la photographie en guerre LE GALL, Erwan, « Dans la Chambre claire d’Alexandre Mounicot. Réflexions barthiennes sur un fonds de photographies privées de la Grande Guerre », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°9, hiver 2017, en ligne.

4 HALBWACHS, Maurice, La mémoire collective, Paris, Presses Universitaires de France, 1950 et Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1952.   

5 MILHAUD, Claude, 1914-1918 L’autre hécatombe. Enquête sur la perte de 1 140000 chevaux et mulets, Paris, Belin, 2017.