Le salaire de la peur : correspondance de Louis Cozic, poilu lannionais (1914-1915)

 

 

 

L’historiographie de la Première Guerre mondiale a accouché de milliers de pages relatives au témoignage en tant que source. Bien évidemment, il ne nous appartient pas de revenir dans ces lignes sur ces considérations méthodologiques1, sauf à rappeler que l’une des clefs du renouvellement futur des connaissances à propos de ce conflit passe assurément par ces archives. En d’autres termes, il faut souhaiter que l’on continue, dans le sillage de ce centenaire, à publier des témoignages de combattants de la Grande Guerre, quelles que soient par ailleurs les – réelles – difficultés que posent ces documents. C’est d’ailleurs ce qui nous conduit à rendre compte, dans le cadre de ce numéro spécial d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, de cette correspondance de Louis Cozic, volume publié en 2016 mais qui, avouons-le, avait échappé lors de sa sortie à notre sagacité2.

De l’intérêt de publier des correspondances

De présentation sobre et soignée, ce petit livre est de ceux qui disent, en quelques pages seulement, tout l’intérêt qu’il y a à rendre public les archives du for privé des combattants, qu’il s’agisse de carnets, de mémoires ou, comme ici, de lettres, celles qu’adresse ce caporal à sa mère pendant un an, de septembre 1914 à septembre 1915.

Mais il y a mieux encore. Louis, Auguste, Jean, Marie Cozic vient au monde le 22 novembre 1894 d’un père déclarant, sur son acte de naissance, exercer la profession de négociant et d’une mère qui dit ne pas avoir de métier3. Sa fiche de mort pour la France nous apprend qu’il relève de la classe de recrutement 1914 et qu’il est doté, au bureau de Guingamp, du matricule 21154. Or, pour cette année, les registres de ce bureau sont particulièrement lacunaires et la fiche de Louis Cozic s’avère être manquante. Autrement dit, cette correspondance est la seule archive disponible pour quiconque souhaite reconstituer le parcours de ce poilu.

Carte postale. Collection particulière.

Celui-ci s’avère du reste d’autant plus intéressant que c’est sous l’uniforme du 52e régiment d’infanterie coloniale (RIC) que ce combattant trouve la mort, en Champagne, lors de la redoutable offensive du 25 septembre 19155. Or l’historiographie de la Grande Guerre ignore tout ou presque de ces troupes, et notamment de ce 52e RIC créé en 1915 à Puget-sur-Argens, dans le Var. L’historique officiel de l’unité indique juste que « le 2e régiment mixte colonial (devenu par la suite le 52e RIC), a été constitué le 4 mai 1915 à Puget-sur-Argens (Var) : 1° par un bataillon (commandant Fleury) venu du dépôt du 2e RIC (Brest) qu’il avait quitté le 2 mars 1915 pour le camp de Fréjus ; 2° par un bataillon (commandant Chevalier) formé par une compagnie de chacun des régiments suivants : 2e RIC (Brest), 3e RIC (Rochefort), 6e RIC (Lyon, 7e RIC (Bordeaux) »6.

Pourtant, à lire la correspondance de Louis Cozic, les choses paraissent plus complexes que cela. En effet, le Lannionais est dans un premier temps incorporé dans l’artillerie coloniale avant d’être versé dans l’infanterie coloniale (p. 18), changement qui du reste n’implique pas une grande mobilité géographique puisque sa garnison demeure Brest. Dès lors, un certain nombre de questions fusent. Un tel parcours est-il ou non exceptionnel ? Comment l’interpréter puisque, dépendant du bureau de recrutement de Guingamp, Louis Cozic aurait dû, en toute logique, être incorporé dans une unité de la 10e région militaire. Faut-il y voir, dès septembre 1914, une remise en cause du recrutement local ou la coloniale constitue-t-elle un cas à part ? De même, comment faut-il comprendre cette affectation dans les troupes coloniales, une décision que rien ne paraît pouvoir expliquer dans le parcours de Louis Cozic ? Et quid de ce passage de l’artillerie à l’infanterie ? Faut-il y voir une conséquence des terribles pertes de l’été 1914, la biffe, fut-elle coloniale, étant une grande consommatrice d’hommes ? La lettre que Louis Cozic adresse à sa mère le 26 septembre 1914 le laisse entendre (p. 19) même s’il est impossible à l’heure où s’écrivent ces lignes d’avoir la moindre certitude, faute d’études sur ces unités.

Retrouver la complexité de l’individu

Bien entendu, la correspondance en tant que source permet rarement d’aborder de telles considérations et celle de Louis Cozic ne fait pas exception à ce constat. Ce n’est que par la bande, à la suite de la lecture de ces lettres, que de tels questionnements surgissent.

Carte postale. Collection particulière.

Les lettres qu’adressent le caporal Cozic à sa mère permettent en revanche de voir bien d’autres aspects de l’expérience de guerre, fut-elle à la caserne, et notamment combien l’argent est chose nécessaire pour les mobilisés. Dès le 22 septembre 1914, il écrit : « envoie-moi quelque chose car ça n’est pas agréable d’être sans argent » (p. 17). Un mois plus tard, il explique préférer recevoir les sommes sous forme de mandat car cela est plus rapide (p. 25). Les consignes qu’il adresse en la matière à sa mère sont par ailleurs des plus précises (p. 41) :

« Désormais tu devrais m’envoyer de l’argent toutes les semaines comme tu me l’avais dit en partant, ce serait plus facile, et comme cela je ne me trouverai jamais à court, car si tu savais comme  à la caserne on est malheureux de se trouver ici dans cet état. »

Bien entendu, certains n’hésiteront pas à voir dans ces préoccupations monétaires la marque d’un environnement social, celui d’un fils de négociant habitué donc aux choses du commerce et de l’argent, et peut-être même à une certaine opulence. Toutefois, il est aussi possible d’y voir une réalité peu soulignée du mobilisé, celle d’un ordinaire notoirement insuffisant qui exige d’être amélioré par les colis et autres envois de victuailles par la famille et les amis, mais aussi par certains achats au sein même des casernes, des magasins militaires de la zone des armées ou dans les échoppes tenues par les mercantis de l’immédiat arrière-front. Le 1er octobre 1914, alors qu’il est encore à Brest, Louis Cozic explique ainsi avoir dû acheter des pantoufles « et des chaussettes, car j’avais besoin de les laver et je n’avais pas le temps » (p. 22). A la fin du mois de novembre, c’est un rasoir qu’il demande à sa mère (p. 32):

« Nous sommes obligés de nous raser deux fois par semaine, si on va avec le coiffeur de la compagnie on risque d’avoir soit des boutons soit autre chose, et si on va en ville on paie cinq sous chaque fois et pour un militaire dix sous par semaine commencent à compter : ne pas dépenser pour un rien ce qu’on peut faire soi-même. »

Arrivé dans le Var, il explique à sa mère le 12 mai 1915 que « la vie est affreusement chère » (p. 75) ce qui, on s’en doute, aggrave d’autant plus ses finances que « ici nous sommes obligés d’acheter un peu » (p. 77). Mais pas de viande, car « elle est trop chère : 3,40 F le kg » (p. 83). Parvenu au camp de Mailly, la situation n’est pas meilleure et Louis Cozic explique : « nous sommes obligés de tout acheter pour pouvoir nous nourrir ». Autre type d’achat, en août 1915, il contribue avec d’autres Lannionais au paiement du cercueil d’Emile Rouzaut, aspirant du 248e RI tué à Suippes (p. 110).

Carte postale. Collection particulière.

On le voit, les dépenses sont nombreuses, rappelant que le mobilisé, quand bien même vêtu d’un uniforme de poilu, reste un homo economicus. Sans doute faut-il d’ailleurs voir dans ces besoins d’argent une des motivations de Louis Cozic pour passer caporal, puis sergent : il y a certes le grade, mais aussi la perspective de gains supplémentaires. Ce faisant, c’est bien toute la complexité de l’individu en tant qu’acteur social qui se dessine ici. Certes, Louis Cozic est un citoyen ce qui, en ces temps, signifie moins être un électeur qu’un soldat en puissance, prêt à défendre en armes la patrie agressée. Mais il est aussi, y compris sous les drapeaux, un consommateur qui, sa correspondance en témoigne parfaitement, doit faire face à un certain nombre de dépenses pour subvenir à ses besoins essentiels. Certes, ceux-ci sont culturels et ce « minimum » variera probablement selon que l’on s’intéresse à un fils de riche industriel ou à un jeune paysan habitué à vivre chichement. Pour autant, la correspondance de Louis Cozic rappelle que, pour certains poilus, la solde associée à une montée en grade peut constituer une réelle motivation, finalité d’autant plus puissante qu’elle s’accorde parfaitement avec le discours patriotique d’alors7.

Interroger l’entrée en guerre

Enfin, la correspondance de Louis Cozic permet d’interroger l’entrée en guerre, long processus que nous avons défini en d’autres pages comme le mouvement d’adaptation aux réalités du conflit en cours, et non plus à la manière dont le champ de bataille a été anticipé, imaginé, fantasmé parfois, avant son déclenchement8. Certains courriers sont en effet, de ce point de vue, très riches de sens. Ainsi, le 26 septembre 1914, alors que les mitrailleuses viennent d’indéniablement prouver la force du feu sur le choc9, le Lannionais écrit à sa mère se réjouir de bientôt devoir faire « de l’escrime à la baïonnette » (p. 19). Alors qu’en 1915 les belligérants sont enlisés dans la guerre de positions et dans cette sorte de siège mutuel des tranchées qui s’étend des Vosges à la mer du nord, la marche demeure l’alpha et l’oméga du jugement porté sur la valeur militaire d’une unité (p. 79). Pire sans doute, l’instruction au 52e RIC se déroule suivant les mêmes modalités que les manœuvres de la Belle-époque – lever à 2/3 heures du matin, exercices jusqu’à midi, après-midi de libre (p. 77) – alors que l’un des principaux défauts de ces entraînements est précisément leur manque de réalisme.

Louis Cozic n’est d’ailleurs, semble-t-il, sans aucune illusion sur les résultats de l’instruction très resserrée – tout du moins lorsqu’on la compare aux débats ayant entouré la loi de 3 ans – reçue par la classe 1914. Ainsi, le 27 novembre 1914, il confie à sa mère (p. 31) :

« Il parait que Léon Hernot fait les fonctions de caporal, je ne le sais, mais ce qui est sûr c’est que ce n’est pas très agréable car depuis huit jours nous avons des escouades à commander et je trouve que je ne suis pas encore à même de conduire des soldats, car nous n’avons pas encore assez de service ; je sais qu’il en faut, mais autrement, en temps de paix, nous attendions bien 6 mois, car nous ne sommes pas plus à même de faire des caporaux que d’aller au feu. »

Evoquant en février 1915 un renfort destiné au front, Louis Cozic explique que « ce ne sont que des inscrits maritimes qui partent » et dit de cet ajout qu’il « n’est pas fort » (p. 48), ce qui par métonymie semble en dire long sur la valeur de l’armée française d’alors.

Carte postale. Collection particulière.

Bien entendu, comme toute correspondance, les lettres qu’adresse Louis Cozic à sa mère jusqu’à sa mort en septembre 1915 sont une source difficile d’emploi. Citons pour mémoire qu’un seul exemple, extrait d’un courrier écrit le 31 octobre 1914 (p. 24) :

« Nous sommes tous contents de partir et je t’assure que, lorsqu’on reviendra, on pourra dire en nous voyant Voilà ceux qui ont foutu la pile aux Boches car je t’assure on va leur apprendre à vivre, à ces animaux-là (ou plutôt à mourir) ! Quand je reviendrai, tu diras à Gaby de venir manger non plus de la tête de veau, mais de la tête de boche en tortue, rien de meilleur, à l’huile et au vinaigre ! »

L’animalisation de l’ennemi et l’exacerbation de la bravoure, jusqu’à la virilisation militariste, invitent à considérer de telles lignes sous l’angle d’un espace de co-production sociale. Ne sont-elles en effet pas, plus que le reflet de la pensée intime de l’auteur, la marque d’une certaine pression qui s’exerce sur l’individu, injonction à faire son devoir patriotique, à savoir prendre les armes contre l’Allemagne pour défendre la patrie agressée ? Poser la question est déjà, d’une certaine manière, y répondre puisqu’en l’occurrence il est fondamentalement impossible de trier le bon grain de l’ivraie, de démêler ce qui relève réellement du for privé et des normes discursives du moment.

Pour autant, malgré cet écueil, la correspondance de Louis Cozic demeure une archive précieuse pour les historiens, notamment pour celles et ceux qui s’intéresseraient aux régiments d’infanterie coloniale. Mais c’est sans doute ce qu’elle dit du poilu en tant que consommateur, en tant qu’homo economicus, quand bien même serait-il sous un uniforme bleu horizon, qui fait de cette correspondance une archive à connaître.

Erwan LE GALL

COZIC, Louis, Je t’embrasse bien fort. A bientôt. Correspondance de guerre d’un Lannionais 1914-1915, Lannion, An Alarc’h Embannaurioù, 2016.

 

 

 

 

 

1 Parmi une bibliographie pléthorique, se reporter notamment à NORTON CRU, Jean, Témoins : Essai d’analyse et de critique des souvenirs personnels de combattants dits en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929 ; ROUSSEAU, Frédéric, Le Procès des témoins de la Grande Guerre : l’Affaire Norton Cru, Paris, Seuil 2003 ; GRANDHOMME, Jean-Noël, « Les carnets et souvenirs de combattants de la Grande Guerre. Autour de trois publications récentes », in HENRYOT, Fabienne (dir.), L’Historien face au manuscrit. Du parchemin à la bibliothèque numérique, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2011, p. 305-329 ; HEIMBERG, Charles, ROUSSEAU, Frédéric et THANASSEKOS, Yannis (dir.), Témoins et témoignages. Figures et objets dans l’histoire du XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2016 ; ainsi que, pour une perspective chronologique plus large, CARRARD, Philippe, Nous avons combattu pour Hitler, Paris, Armand Colin, 2011 et WIEVIORKA, Annette, l’Ere du témoin, Paris, Hachette, 1998.

2 COZIC, Louis, Je t’embrasse bien fort. A bientôt. Correspondance de guerre d’un Lannionais 1914-1915, Lannion, An Alarc’h Embannaurioù, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 Arch. dép. CdA : EC Lannion.

4 BAVCC/Mémoire des hommes.

5 A propos de cette offensive, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Autour de l'offensive du 25 septembre 1915. En tranchées avec le 47e régiment d’infanterie », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°6, été 2015, en ligne.

6 Anonyme, Historique du 52e régiment d’infanterie coloniale, Paris, Librairie Chapelot, sans date, p. 7.

7 Tel n’est pas toujours le cas et la préservation de certains intérêts individuels peut inciter certains acteurs à agir à l’encontre des impératifs qu’exige l’effort de guerre, conduites que nous avons identifiées comme participant d’un processus de détotalisation du conflit. Pour de plus amples développements, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.

8 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE  GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, Editions CODEX, 2014.

9 Sur la question et parmi de nombreuses références on pourra renvoyer à STEG, Jean-Michel, 22 août 1914. Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France, Paris, Fayard, 2014.