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Un fusillé vivant Largement méconnu
L’ouvrage qu’O. Hardy-Hémery consacre à François Waterlot est remarquable, et ce à plusieurs titres1. Tout d’abord parce que la destinée de ce soldat du 327e régiment d’infanterie est hors du commun : fusillé pour l’exemple le 7 septembre 1914 en compagnie de six autres compagnons d’infortune, il est miraculeusement épargné par les balles et, indemne, rejoint son unité avec laquelle, gracié, il est tué au combat le 10 juin 1915. Aussi la publication de la correspondance de ce « fusillé vivant » ne peut que constituer un événement majeur pour qui s’intéresse à la Grande Guerre, surtout lorsque l’on connaît la rareté des sources relatives aux mesures disciplinaires prises extrajudiciairement.
Spécialiste d’histoire économique, O. Hardy-Hémery s’est livrée ici à une enquête d’une extrême minutie afin de replacer chaque individu dans le contexte qui est le sien avant (p. 15-32), pendant (p. 33-71) et après (p. 162-222) la Première Guerre mondiale. Néanmoins, outre la valeur intrinsèque de cette source et de sa présentation, on est en droit de se demander en quoi l’histoire dramatique de ce soldat du 327e RI, unité casernée en temps de paix à Valenciennes et essentiellement composée de nordistes, intéresse la Bretagne. La réponse est simple et se situe à un double niveau. Tout d’abord, d’un point de vue opérationnel, il est à noter que cette unité a lors des toutes premières semaines de la campagne un parcours très similaire à celui du 10e corps d’armée, participant aux batailles de Charleroi, Guise, et de la Marne. D’ailleurs, cette unité de la 51e division de réserve est placée dès le 31 août 1914 sous l’autorité du général Defforges, commandant le 10e corps (p. 76). Deuxièmement, ce serait à la suite d’une panique d’un régiment de Vitré que des éléments du 327e RI, dont François Waterlot, butent sur le général Boutegourd qui, en représailles, demande à les faire passer par les armes, autorisation accordée par Defforges (p. 123 et 185). Cet ouvrage constitue donc un élément supplémentaire à ajouter au dossier de l’encore trop méconnu Defforges, général commandant le 10e corps d’armée en août 1914 et ayant donc un rôle crucial pour qui s’intéresse aux Bretons dans la Première Guerre mondiale. Or force est de constater que dans le sillage de Jean Leddet, O. Hardy-Hémery vient plutôt assombrir le portrait de cet officier puisqu’en définitive il couvre les agissements contestables de son subordonné. Enfin, détail supplémentaire qui ne peut échapper à quiconque s’intéresse à l’histoire de la Bretagne, le bourreau de François Waterlot, le général René Boutegourd, est breton puisque natif de Lambézellec, une ancienne commune formant aujourd’hui un quartier de Brest. C’est d’ailleurs près de cette ville qu’il réside après-guerre puisqu’il se retire pour « jouir d’une paisible retraite » au Relecq-Kerhuon.
Si le travail de contextualisation accompli par O. Hardy-Hémery est remarquable, il n’est néanmoins pas sans défauts. Ceux-ci sont, nous semble-t-il, grandement imputables au fait que l’auteur n’est pas spécialiste du fait militaire mais d’histoire économique, ce dont bénéficie par ailleurs aussi l’ouvrage. On passera rapidement sur des références bibliographiques qui, à notre humble avis, auraient pu enrichir la réflexion de l’auteur, dont l’incontournable thèse d’E. Saint-Fuscien sur la relation d’autorité3. Ainsi il n’est plus exact d’écrire que les dissensions entre officiers à propos de la manière dont doit être exercée l’autorité « n’est pas suffisamment mise en valeur par les historiens » (p. 126). De même on passera sur quelques appréciations qui nous semblent hâtives. Ainsi lorsque O. Hardy-Hémery explique que si François Waterlot ne décrit pas l’exécution dont il est victime dans la correspondance qu’il adresse à sa femme, c’est parce qu’il sait « pertinemment que le soupçon d’avoir déserté devant l’ennemi signifie exposer les siens à la colère d’une opinion publique exacerbée » (p. 127). Si ce propos, emprunté à A. Bach, nous semble dans l’absolu tout à fait juste, il n’est peut-être pas le plus approprié dans le cas présent. En effet, non seulement rien ne prouve que c’est effectivement ce qui conduit François Waterlot à cacher cet aspect de sa campagne à sa femme mais, de surcroît, on peut également imaginer qu’en agissant de la sorte il cherche avant tout à tout simplement éviter qu’elle ne s’inquiète encore plus. Plus embêtant en revanche est à nos yeux la confusion qui, en permanence, semble régner à propos de la 19e division d’infanterie (p. 76, 111). Si le 70e RI fait bien partie de cette dernière pendant la bataille de la Marne, tel n’est pas le cas de son régiment de réserve, le 270e RI, qui lui compte parmi les éléments non endivisionnés du 10e corps4. La confusion est d’autant plus regrettable que du fait de la proximité de ces unités lors de la bataille de la Marne, et de du flou inhérent à de telles mêlées, il est au final assez difficile d’identifier l’unité vitréenne à laquelle appartiennent les quelques individus dont le recul panique entraîne celui d’éléments du 327e RI, dont François Waterlot. Il est vrai que la consultation des journaux des marches et opérations n’est sur ce point d’aucun secours puisque nulle part ce fait n’est consigné5. Or, fait remarquable et nous semble-t-il insuffisamment souligné, les dépositions après-guerre du général Boutegourd à propos de cette affaire semblent également confuses puisqu’il évoque successivement le 70e (p. 123) et le 270e (p. 185) régiment d’infanterie. Reste au final le témoignage de François Waterlot lui-même qui évoque avec insistance des éléments du 270e RI, ce qui toutefois ne semble pas tout à fait correspondre à la situation très en retrait, en soutien de l’artillerie du 10e corps, de l’unité ce jour. Nous avouons donc ici notre perplexité puisque le formidable travail d’O. Hardy-Hémery ne permet pas, sur ce point, de dissiper toutes les zones d’ombres. Le témoignage du général Huguenot en faveur du général Boutegourd est en ce sens très intéressant puisque son propos laisse entendre qu’avec la fatigue, l’obscurité et le flou qui caractérise la sorte de zone grise qu’est le champ de bataille, il est au final très difficile d’identifier les hommes paniqués qui entraînent dans leur recul François Waterlot et ses compagnons d’armes (p. 186): « On entendit tout d’un coup un fort brouhaha […] nous apprenions qu’il y a une panique produite, sans aucune raison d’ailleurs, par des fuyards d’un régiment en position en avant du 327e RI6. Les fuyards couraient en criant que l’ennemi arrivait derrière eux et, en traversant le 327e, ils entraînaient des soldats de ce régiment. Je n’ai jamais entendu parler à ce moment d’attaque d’autocanon allemand ni d’hommes perdus dans les bois. »
Il convient cependant de souligner que ce reproche ne pèse que peu face aux indéniables qualités de cet ouvrage qui, notamment, détaille parfaitement la vie post-mortem de François Waterlot. On y voit notamment l’implication déterminante d’organisations placées à gauche de l’éventail politique, tel que l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC), la Section française de l’Internationale communiste (SFIC) ou encore la Ligue des droits de l’homme (LDH). Il en résulte une prégnance particulière de ces fusillés du 327e RI dans la conscience collective du Pays noir que les minutieux dépouillements de l’auteure permettent de bien cerner. Les passages consacrées aux pèlerinages effectués sur les champs de bataille après-guerre (p. 160) sont d’un grand intérêt pour quiconque travaille sur ces pratiques commémoratives. Le chapitre consacré au procès en réhabilitation des fusillés du 327e RI est également d’un grand intérêt car il dit bien en quoi ces décisions de justice doivent être comprises non pas du point de vue de l’époque sur laquelle elles statuent mais de celui du moment où elles sont prises. O. Hardy-Héméry montre en particulier combien il est difficile de faire la lumière sur ce qui se passe exactement sur le champ de bataille à ce moment précis de la campagne, réalité à laquelle sont confrontés quotidiennement les historiens du fait militaire. S’ils ambitionnent d’être « le récit fidèle, jour par jour, des faits, depuis la mise en route jusqu’à la fin des opérations »7, les journaux des marchées et opérations n’en sont pas moins écrits par des plumes humaines et donc soumis à un régime de subjectivité, ce que nombre d’études ont trop tendance à oublier. Il en va de même pour l’immense majorité des sources militaires qui, sous couvert d’un aspect très administratif, sont loin d’être absolument fiables. L’exemple des fusillés du 327e RI, dont l’exécution ne figure pas sur le JMO, en apporte une preuve éclatante : « Le capitaine de la 21e compagnie depuis la veille, Paul Desorbiaux, atteste en 1925 après avoir appris le matin du 7 l’exécution de six de ses hommes ; mais, ajoute-t-il, ‘aucune signification de jugement ne m’ayant été faite, j’ai donné ordre à mon sergent-major de mentionner purement et simplement sur les pièces militaires des internés les décès, sans autre indication’ » (p. 199). L’arrêt du 22 décembre 1926 portant réhabilitation de ces fusillés est à ce titre particulièrement intéressant puisque, au final, la cour refuse de statuer sur le fond mais simplement sur le fait que cette exécution ait été extrajudiciaire (p. 188). Or, de cette décision de justice ne découle aucune procédure à l’encontre de l’initiateur de cette exécution, en l’occurrence Boutegourd, comme si cette Armée tout juste sortie vainqueur de la Grande Guerre était inattaquable. Certes on sait que la défense de l’institution militaire est une constante observable sur un temps assez long et qui ne se marie que peu avec l’exigence de vérité propre à la justice8. Néanmoins, un tel constat dit bien, au final, le poids de l’Armée dans la société française des années 1920 et pose, d’une certaine manière, la question de la démobilisation des esprits. Au final, il y a là un bel ouvrage constituant une stimulante étude de cas dans le sillage des analyses de N. Offenstadt ou encore A. Bach sur la question des fusillés9. Il n’en demeure pas moins que l’affaire Waterlot ne nous semble pas tout à fait close. Gageons en effet que l’on aurait tout à gagner à reprendre ce dossier non plus par l’intermédiaire de la victime (François Waterlot), mais cette fois-ci de son bourreau, le général Boutegourd. Erwan LE GALL HARDY-HEMERY, Odette, Fusillé vivant, Paris, Gallimard, 2012.
1 HARDY-HEMERY, Odette, Fusillé vivant, Paris, Gallimard, 2012. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet article seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses. 3 SAINT-FUSCIEN, Emmanuel, A vos ordres ?, La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, Editions EHESS, 2011. 4 SHD-DAT : 26 N 300/1, JMO 19e DI, 6-7 septembre 1914 ; Anonyme, Historique du 270e régiment d'infanterie au cours de la Campagne contre l'Allemagne (1914-1918), Rennes, 1920, p. 3. 5 SHD-DAT : 26 N 300/1, JMO 19e DI, 6-7 septembre 1914 ; 26 N 392/1, JMO 270e RI, 3-7 septembre 1914. 6 Détail qui semble plus désigner le 70e que le 270e RI… 7 SHD-DAT : 26 N 790/15, JMO 86e RIT, instructions pour la rédaction des historiques des corps de troupes. 8 Sur ce point on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Le deuxième procès de Rennes : l’inventaire des biens de l’église de Saint-Servan », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°1, hiver 2013, en ligne. 9 OFFENSTADT, Nicolas, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Paris, Odile Jacob, 2002 ; BACH, André, Fusillés pour l’exemple 1914-1915, Paris, Tallandier, 2003. Dans la présent numéro d'En Envor, Revue d'histoire contemporaine, on renverra également à la recension du dernier ouvrage d'André Bach sur la justice militaire.
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