L’occupation de l’Aisne : un exemple à suivre

 

 

Pourquoi traiter en ces colonnes, essentiellement consacrées à l’histoire contemporaine de la Bretagne, de l’ouvrage – issu d’une thèse de doctorat effectuée sous la direction de Frédéric Rousseau et publié aux Presses universitaires de Rennes – que Philippe Salson consacre à l’occupation du département de l’Aisne pendant la Première Guerre mondiale ?1 Certes, il y est régulièrement question de Louis-Joseph Le Port, vicaire de Saint-Quentin originaire de Locmariaquer et par ailleurs contributeur régulier, dans l’immédiat après-guerre, de La Paroisse bretonne, important organe de presse des Bretons de Paris2. Néanmoins, la réponse nous paraît plus conséquente quoi que pouvant se résumer en quelques lignes : non seulement ce livre rappelle tout le profit qu’il y a à tirer à faire l’histoire de petits espaces, ce qui n’implique pas d’ailleurs que les études à plus large spectre ne soient pas non plus dignes d’intérêt, celui-ci résidant essentiellement en une savante variation des échelles, mais, de surcroît, certaines des conclusions de ce volume gagneraient sans doute à être confrontées à d’autres périodes et d’autres contrées, dont la péninsule armoricaine. En d’autres termes, c’est bien d’un livre fondateur dont il s’agit ici.

Renouveler par le petit

Là n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes puisque c’est largement en réaction aux travaux pionniers d’Annette Becker et de Philippe Nivet que doivent être compris les résultats auxquels parvient Philippe Salson3. En effet, le recours à la sociologie et tout particulièrement aux grilles de lecture forgées par des auteurs tels qu’Erving Goffman ou Erhard Friedberg permet de nuancer la verticalité de l’occupation et de moins se focaliser sur la violence et les atrocités qui, si elles existent, ne sauraient résumer à elles seules l’expérience de l’occupation entre 1914 et 1918 (p. 18-19).

A Vivaise, près de Laon: soldats allemands. Carte postale-photo. Collection particulière.

Particulièrement intéressantes sont, à cet égard, les pages consacrées aux maires des communes placées sous autorité allemande, personnes centrales « dans l’organisation du ravitaillement et dans la répartition des charges de l’occupation » (p. 140) et bénéficiant « de larges zones grises » (p. 148) permettant d’atténuer l’intransigeance des exigences de certains officiers. Ainsi, si la logique de l’occupant est claire – « vivre sur le pays » (p. 65) puis organiser une exploitation économique plus rationnelle à mesure que dure le conflit (p. 74 et suivantes) – les marges de manœuvres des maires ne sont pour autant pas nulles et fluctuent entre inertie (reculer l’échéance d’un paiement par exemple), détournement (payer une amende en bons communaux par exemple, ce qui oblige l’occupant à utiliser les sommes versées pour des dépenses locales) et dissimulation (p. 163 et suivantes).

Au final, loin de décrire la population civile de l’Aisne occupée « comme une communauté solidaire et mobilisée dans la lutte contre l’ennemi » (p. 130), Philippe Salson montre combien la période sous autorité allemande ravive les tensions sociales, quitte parfois à primer sur les considérations d’ordre patriotique (p. 129) :

« Louis Paillot s’avoue par exemple choqué que, lorsque l’autorité allemande cesse de payer les réquisitions en mars 1918, ce soit la commune qui prenne le relais, la collectivité garantissant ainsi le revenu des cultivateurs. D’où son exclamation : Voilà du patriotisme où je m’y connais pas ! lorsqu’il apprend que les cultivateurs exigent le paiement immédiat au lieu d’une simple reconnaissance de dette, quitte à grever lourdement les finances communales. »

De la même manière, on pourrait mentionner le cas des ouvriers payés par la municipalité de Saint-Quentin qui, dès novembre 1914, exigent de recevoir le même salaire que leurs confrères employés par l’armée allemande (p. 142). Or, loin d’en conclure à la nullité du concept de culture de guerre – compris ici comme une grille de lecture donnant du sens au réel en cours4 et imposant dans le cadre présent une certaine défiance envers « l’ennemi » allemand – Philippe Salson préfère opter pour un raisonnement plus subtil, accordant toute sa place à la complexité du réel puisque selon lui « toutes les énergies ne sont donc pas orientées vers la lutte contre l’ennemi, les attentes et les revendications d’avant-guerre n’ont pas disparus » (p. 142). Autrement dit, si l’impératif patriotique existe, il peut se trouver dépassé chez certains acteurs par d’autres considérations plus matérielles, plus personnelles. C’est ce qui amène l’auteur à asséner, définitif, que « les relations entre les civils occupés et l’autorité allemande ne peuvent se réduire au coupe victime-bourreau » (p. 143). Puis, poussant encore plus loin l’analyse (p. 175):

« La forte contrainte qui marque l’occupation militaire conduit les témoins à développer leur instinct stratégique dans le sens où leur conduite à l’égard de l’autorité d’occupation est fondée sur la perception qu’ils ont des opportunités et des contraintes. Nos témoins apparaissent alors comme des acteurs calculateurs, à la rationalité limitée par le manque d’informations fiables5 et qui définissent leur attitude à la suite de raisonnements, d’anticipations, visant à défendre l’intérêt personnel face aux exigences de l’occupant. »

Bilan et perspectives historiographiques

Quiconque connaît l’intensité des rivalités qui ont pu prévaloir au sein de l’historiographie française de la Première Guerre mondiale entre ce qui a été dénommé, de manière largement outrancière d’ailleurs, écoles « du consentement » et « de la contrainte », mesure l’avancée que constituent les travaux de Philippe Salson. On nous permettra d’ailleurs de souligner en quelques mots combien est appréciable le ton sur lequel s’exprime l’auteur, loin des invectives que l’on a pu connaître par le passé. Car ne nous leurrons pas, le débat est une partie essentielle de la discipline historique. Or, plutôt que d’invectiver pour la énième fois tel ouvrage publié il y a une quinzaine d’années, on ferait mieux de mesurer le chemin parcouru, quitte à se livrer l’espace de quelques instants à une séance de satisfecit. En effet, si le fameux ouvrage en question apparaît aujourd’hui complètement dépassé, c’est parce qu’il a suscité un intense débat qui n’aurait pu avoir lieu sans l’extraordinaire dynamisme de l’historiographie française.

Carte postale. Collection particulière.

C’est ainsi qu’en introduction  de son ouvrage, Philippe Salson explique combien les travaux qui ont précédé les siens sur l’occupation pendant la Première Guerre mondiale sont au final hérités de l’historiographie de la Seconde, nombreux étant les auteurs ayant analysé les comportements des acteurs au moyen des grilles classiques de la période 1940-1944 : Résistance, collaboration, accommodement… (p. 17). Se muant en socio-historien6, l’auteur montre combien il est possible d’aller encore plus loin, d’affiner les connaissances et, in fine, de gagner en compréhension de la complexité d’un réel passé. Certes, Philippe Salson refuse le parallèle avec la Seconde Guerre mondiale (p. 156-157) ce qui, d’une certaine manière, peut être compris comme une manière d’éviter le piège classique de « la guerre de 30 ans », véritable « prêt à ne plus penser » pour reprendre l’excellente formule de Frédéric Rousseau7. Pour autant, il nous semble que les hôteliers morbihannais étudiés par Yves-Marie Evanno pour la période 1940-1944 décrivent un réel qui assurément procède d’une démarche analogue, gagnant clairement en complexité pour s’échapper du triptyque parfois trop simple Résistant/ collaborateur/ attentiste8. Or justement, le Morbihan, département qui n’a pu bénéficier ni de la thèse fondatrice de Chritian Bougeard sur les Côtes-du-Nord, ni de celle toute aussi importante de Jacqueline Sainclivier sur l’Ille-et-Vilaine, mais dont l’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale est déjà bien connue grâce aux travaux du pionnier Roger Leroux9, aurait tout à gagner à trouver un socio-historien de la trempe de Philippe Salson.

 

En définitive, l’ouvrage qu’il consacre à l’occupation de l’Aisne pendant la Première Guerre mondiale se révèle être un véritable hymne à l’histoire locale, comprise ici non dans l’acceptation dédaigneuse que l’on entend encore trop souvent mais comme une démarche se plaçant au plus près des sources.  En publiant ce volume, l’auteur montre combien la monographie peut être porteuse d’un profond renouvellement des connaissances, pourvu qu’on soumette l’objet étudié à des grilles de lecture pertinentes et des interrogations neuves10. Ce faisant, cette enquête dépasse non seulement de très loin les frontières du département de l’Aisne mais peut-être aussi les bornes chronologiques qui jalonnent la Première Guerre mondiale. En effet, loin d’être prisonnier de grilles de lecture rigides et forgées a posteriori dans le confortable cabinet de travail de l’historien, l’acteur sous la plume de Philippe Salson recouvre toute son autonomie de décision et sa rationalité, décrivant – pour paraphraser les économistes néo-classiques – une sorte d’homo historicus. Le comportement de Suzanne Beck est à cet égard un modèle du genre puisque cette femme hésite à inscrire son fils de 17 ans sur les listes de la Kommandantur : « finalement, devant les risques de dénonciations et de sanctions [elle] choisit de se soumettre, mais la décision a été mûrement réfléchie et reste source d’angoisse » (p. 172). Bref, un livre que l’on se doit de connaître.

Erwan LE GALL

 

SALSON, Philippe, L’Aisne occupée. Les civils dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

 

 

1 SALSON, Philippe, L’Aisne occupée. Les civils dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Sur Louis-Joseph Le Port on renverra à POSTIC, Fanc’h, Moi, Louis-Joseph Le Port. Curé dans la France occupée (1914-1918), Rennes, Editions Apogée, 1998 et sur La Paroisse bretonne on renverra à PERRONO, Thomas, « Les Bretons de Paris face au concept de diaspora », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°6, été 2015, en ligne.

3 BECKER, Annette, Oubliés de la Grande Guerre : humanitaire et culture de guerre, 1914-1918, Paris, Noésis, 1998 et Les cicatrices rouges : 14-18, France et Belgique occupées, Paris, Fayard, 2010 ; NIVET, Philippe, La France occupée, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011.

4 Nous adoptions ici la définition de HORNE, John et KRAMER, Allan, Les Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005, p. 317. 

5 Nous aurions dit plutôt : « dont la rationalité est limitée par le manque d’informations fiables ».

6 Sur ce point on renverra à profit à SALSON, Philippe, « Démêler l’écheveau des espaces sociaux pour repenser les occupations. Les civils de l’Aisne occupée durant la Grande Guerre », in ROUSSEAU, Frédéric (Dir.), La Grande Guerre des sciences sociales, Outremont, Athéna, 2014, p. 159-196.

7 Sur cette question on renverra à l’excellent dossier proposé il y a peu par « XXe siècle : d’une guerre à l’autre », En Jeu. Histoire et Mémoires vivantes, juin 2014, n°3.

8 EVANNO, Yves-Marie, « La Belle saison à l’épreuve de la guerre : réflexions sur les pratiques touristiques à léchelle du Morbihan (1939-1945) », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°3, hiver 2014, en ligne.

9 LEROUX, Roger, Le Morbihan en guerre. 1939-1945, Mayenne, Joseph Floch Editeur, 1978.

10 C’est là l’idée défendue par INGRAO, Christian, Les Chasseurs noirs. La brigade Dirlewanger, Paris, Perrin, 2008, p. 11.