Une histoire de la fabrique de l’Histoire

 

 

L’histoire est indissociable de l’historiographie. La chose est entendue et ce depuis fort longtemps. En témoignent de nombreux manuels1 qui continuent de martyriser les étudiants qui, traditionnellement, rechignent à ces enseignements. Pourtant, il parait assez incongru de s’intéresser à l’histoire de l’histoire sans appliquer à cet objet les fondamentaux de la méthode historique et interroger les conditions qui contribuent à la production de ces savoirs. C’est précisément ce qu’entend faire l’ouvrage de P. den Boer publié par les éditions Vendémiaire. En présentant Une histoire des historiens français2, l’auteur rappelle en effet que « chacun doit garder à l’esprit que l’écriture de l’histoire est largement dépendante de la société qui la génère » (p. 57).

L’auteur au prisme de l’historiographie

Pour autant, bien qu’original, le sujet de ce livre n’en est pas moins, lui aussi, victime du temps qui passe. Tiré d’une thèse pour partie composée à Paris à la fin des années 1970 et publiée dans les années 1980 aux Pays-Bas, ce volume apparait – et ce n’est pas là le moindre des paradoxes – comme assez daté. C’est donc moins comme une étude up to date, state of the art, sur l’histoire de l’histoire que comme un témoignage d’une histoire de l’histoire de l’histoire qu’il faut appréhender ce livre.

L'historien Charles Seignoboss. Huile sur toile de Jules-Raymond Koenig. Famille Koenig.

A l’instar d’un Jules Maurin , dont la validité des travaux n’est pas remise en cause, P. den Boer ne dispose pas pour sa thèse d’outils informatiques aussi performants que ceux que l’on connait aujourd’hui. Aussi la méthode prosopographique employée ne peut-elle que laisser sur sa faim lorsqu’elle se limite à quelques dizaines d’universitaires alors que, pour ne parler que de l’année 1911, on ne compte en France « que » 618 professeurs d’histoire dans les lycées et collèges de garçons (p. 189). Peut-être serait-il possible de mener aujourd’hui une analyse à plus large spectre, en croisant plus de données ?

Mais, plus encore, ce sont bien les absences de bornes chronologiques dans le titre de l’ouvrage qui se révèlent le plus problématique. En effet, si la définition de « l’historien professionnel » défendue par P. den Boer – « ceux qui gagnent leur vie en faisant de l’histoire » (p. 8) – apparaît opérante pour le XIXe siècle, elle se révèle aujourd’hui périmée, et ce sous l’influence d’un double mouvement. En effet, non seulement la production historiographique ne saurait plus se limiter à la seule Université tant les acteurs sont aujourd’hui nombreux (musées, archives… mais aussi institutions privées telle que le site éditant la revue que vous êtes en train de lire) mais la situation financière de la recherche est actuellement telle qu’elle est malheureusement indissociable d’une grande précarisation. Autrement dit, bien des historiens, quoique rattachés à l’université par le biais d’une thèse ou d’un statut de chercheur associé dans un laboratoire sont, malgré cette soi-disant professionnalisation, confrontés à une réelle précarisation, pour ne pas dire paupérisation. De plus, les mécanismes de production de la connaissance historique ne sont plus ceux qui existaient dans les années 1970 et il est erroné d’affirmer qu’il est aujourd’hui « rare que l’Etat participe directement à la production, à la distribution et à la consommation – à l’écriture, la publication, la vente et la lecture – de travaux historiques » (p. 71). Il n’y a qu’à regarder l’ensemble des expositions, films, ouvrages, colloques qui sont recensés par l’équipe administrant ce site pour se convaincre de la part importante de la puissance publique dans ce secteur d’activité.

De salutaires rappels

Ces réserves formulées, force toutefois est de constater l’intérêt de l’ouvrage de P. de Boer, celui-ci apportant un certain nombre d’informations qu’il est bon d’avoir à l’esprit. La première est que le contexte qui est actuellement le nôtre n’a pas toujours prévalu. La thèse d’histoire, qui fait figure aujourd’hui de véritable sésame vers le statut d’historien, n’a pas au XIXe siècle le statut qu’on lui connaît aujourd’hui. Pour ne citer qu’un exemple, rappelons que la faculté de Rennes fait figure d’élève moyen sur la période 1891-1900 puisque seulement quatre thèses y sont soutenues (contre 437 à l’échelle national) (p. 399). Et encore, il convient de s’entendre sur ce que recouvre ce terme puisque le titre de Philosophiæ doctor est conféré à l’auguste Jules Michelet après que celui-ci ait soutenu en 1819 une thèse sur Plutarque de seulement 15 pages ! (p. 401).

L'historien Jules Michelet peint par Thomas Couture (détail). Wikicommons.

Le long XIXe siècle qu’étudie P. den Boer, c’est-à-dire celui qui s’achève avec la Première Guerre mondiale4, est néanmoins une sorte d’âge d’or, où l’histoire compte pour 10% de la production intellectuelle (p. 17), un chiffre à comparer à la portion toujours plus congrue occupée par cette discipline dans les rayonnages des librairies. De même, la production historiographique, à travers des institutions telles que les Ecoles françaises de Rome et d’Athènes, est conçue comme un vrai instrument de soft power (p. 138), situation qui là encore contraste grandement avec les politiques numériques que l’on connait aujourd’hui. Point de hasard ici mais un processus d’historicisation du monde consubstantiel aux forges des consciences patriotiques (p. 71 et suivantes) et résultat des nombreuses crises politiques que connait la période (p. 174). C’est ainsi par exemple que la IIIe République porte une attention toute particulière aux études sur la Révolution française (p. 145).

Mais comme, en France, la Troisième République – qui alloue une part sans cesse plus importante de son budget à l’éducation : 2,9% en 1870 contre 13% en 1914 (p. 132) – n’est pas l’ennemi des petites patries qu’on se plait habituellement à décrire, il apparait que « si la construction de la nation s’est bien accompagnée de l’avancée triomphante de l’historiographie nationaliste » (p. 31) celle-ci n’empêche pas la constitution d’une historiographie régionale, renvoyant aux pays. C’est bien là une autre illustration du principe des gigognes patriotiques établi par A.-M. Thiesse5 et l’on doit avouer notre étonnement lorsqu’on lit sous la plume de P. den Boer que « les historiens locaux ont également fièrement soutenu l’opposition à l’unification nationale et la défense des particularismes locaux et régionaux » (p. 31). Ajoutons toutefois que ce mouvement n’est pas équitablement réparti puisque que le Morbihan compte parmi les départements les moins bien dotés, avec une seule société savante pour la période 1885-1900 (p. 33), alors que Quimper et Rennes s’affirment de ce point de vue comme des villes assez dynamiques (p. 63).

C’est d’ailleurs l’un des grands mérites de l’ouvrage de P. den Boer que de ne pas se cantonner aux cénacles parisiens. C’est avec plaisir que l’on découvre le parcours d’historien bretons, ou ayant été en poste en Bretagne, essentiellement à Rennes, dont la mémoire a aujourd’hui totalement perdu la trace : Eugène Morin, Félix Robiou (p. 302), Jules Zeller (p. 315), Jacques de Crozals (p. 329), Henri Carré (p. 337), Charles Lecrivain (p. 341). Ainsi, l’étude de la Révolution française promue par la IIIe république se fait-elle aussi en province, dans un contexte qui n’est pas sans évoquer certaines contraintes rencontrées à partir de la seconde partie du XXe siècle par les historiens du temps présent (p. 147):

« Encore brûlant – les petits-enfants, sinon les enfants, des guillotinés et des guillotineurs se faisaient toujours face -, le sujet exigeait de la diplomatie. Etudier la Révolution implique inévitablement d’être assigné à l’un ou l’autre des deux camps. »

L’analogie avec l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, et plus encore avec le Centre d’histoire de la Seconde Guerre mondiale d’Henri Michel, ancêtre de l’actuel Institut d’histoire du temps présent, est encore plus flagrante lorsqu’on apprend que dans les toutes premières années de la décennie 1900 est institué un réseau de correspondants provinciaux pour étudier l’histoire économique de la Révolution (p. 146). Or ceci est d’autant plus frappant que, déjà, l’histoire considérée comme « locale » est perçue comme étant de second rang (p. 327).

L’enseignement de l’histoire n’est de même pas sans permanences qui ne peuvent que frapper le lecteur du début du XXIe siècle. Alors que les débats dans la presse française sur la disparition de la chronologie et des grands hommes sont récurrents, il est savoureux de lire sous la plume de P. den Boer qu’au XIXe siècle « n’importe quel enseignant sensé estimait qu’il fallait limiter les références chronologiques au minimum » (p. 164). Même le grand Ernest Lavisse, pourtant vénéré par certains éditorialistes du début du XXIe siècle comme LE gardien de l’école vraie, met en garde « contre la tentation de faire apprendre par cœurs des listes de dates » (p. 213). A cette époque, la transmission du passé se limite en réalité à une série d’exempla intemporels (p. 164). De ce point de vue, le long XIXe siècle étudié par P. den Boer ne se distingue nullement des périodes précédentes puisque loin d’accéder au statut de discipline critique qu’on lui connait aujourd’hui, « l’histoire était considérée comme une école de morale et de vertu » (p. 220).  C’est ainsi par exemple que Victor Duruy présente l’enseignement de l’histoire contemporaine à l’école comme un « cours de patriotisme et d’éducation scolaire » (p. 195), formule qui est alors à l’origine de nombreuses critiques mais qui, curieusement, ne cesse de sonner familièrement à nos oreilles. De la même manière, on ne peut que sourire en entendant certains discours plaidant pour un retour à une « école de Ferry » qui aurait le mérite de préserver les langues mortes alors que c’est précisément en 1880 qu’est asséné le premier coup de canif contre la place du latin dans l’enseignement (p. 210).

Couverture du célèbre manuel d'histoire d'Ernest Lavisse (détail). Collection particulière.

On ne saurait donc trop conseiller la lecture de ce volume tant il a le mérite de rappeler certains faits qui vont précisément à l’encontre de ce que peuvent déclamer à longueur d’ondes et de journées les toutologues certifiés. Pourtant, malgré une rare densité et une quantité réellement impressionnante d’informations, l’ouvrage de P. den Boer ne manque pas d’interroger. Si une prosopographie plus serrée, permise par les moyens informatiques, pourrait permettre d’approfondir les résultats exposés, c’est surtout à une étude portant sur les cinquante dernières années qu’invite ce livre. Une démarche qui ne pourra s’opérer sans une redéfinition de ce qu’est un « historien professionnel ».

Erwan LE GALL

 

DEN BOER, Pim, Une histoire des historiens français, Paris, Vendémiaire, 2015.

 

 

1 Parmi de nombreuses références, citons, non sans émotion, BOURDE, Guy et MARTIN, Hervé, Les écoles historiques, Paris, Seuil, 1983.

2 DEN BOER, Pim, Une histoire des historiens français, Paris, Vendémiaire, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 MAURIN, Jules, Armée, guerre, société, soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 2013

4 Sur ce découpage chronologique, on se permettre de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne.

5 THIESSE, Anne-Marie, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1997, p. 15-34.