A quand une histoire financière de la Bretagne en Grande Guerre ?

 

 

L’historiographie française de la Grande Guerre est décidément pleine de paradoxes. Centrée sur la question de l’endurance des poilus, elle ne s’intéresse finalement qu’assez peu au combat en tant qu’objet d’histoire1. De même, si elle insiste à raison sur la mutation de l’armement et sur l’impact budgétaire de cette montée en puissance sur les comptes de l’Etat, elle ne se soucie qu’à la marge des modalités de ce financement, laissant le plus souvent l’économie du conflit en dehors du champ des connaissances. Dès lors, on mesure sans peine tout l’intérêt de cet ouvrage collectif dirigé par F. Cardoni consacré aux banques françaises et à la Grande Guerre2.

Une mobilisation bancaire

La première vertu de cet indispensable volume est sans doute de tordre – définitivement ? – le cou à cette vulgate propagée par une historiographie d’inspiration marxiste-léniniste du conflit, grille de lecture présentant la guerre comme le résultat de sombres manœuvres financières. On a beau savoir depuis belle lurette que le capitalisme, quoique stade suprême de l’impérialisme, ne craint rien de plus que l’instabilité ; C. Clark a beau avoir montré dans une récente et brillante synthèse combien les déclarations de guerre résultent du comportement de responsables politiques agissant à la manière de somnambules3, on retrouve pourtant ça-et-là l’idée que le conflit aurait été déclenché par quelques « profiteurs », banquiers et autres capitaines d’industrie avant tout soucieux de maximiser leurs profits. Nombreuses sont en effet les contributions réunies dans cet ouvrage à évoquer le « run bancaire » de la fin du mois de juillet 1914, période particulièrement critique pour les établissements financiers. Dans une contribution lumineuse sur les Caisses d’épargne, V. Tournié montre l’ampleur de ces retraits massifs – plusieurs millions de francs, rappelons-le encore indexés sur l’or, en quelques jours seulement – et brutaux (p. 29 notamment) qui conduisent les autorités à décider d’un moratoire.

Le run bancaire. Carte postale. Collection particulière.

Ce faisant, cet ouvrage souligne un réel manque de l’historiographie bretonne de la Grande Guerre qui ne s’est, semble-t-il, jamais intéressée à ces développements financiers. A notre connaissance, nulle étude n’est en mesure d’appréhender l’ampleur de ce « run » dans la péninsule armoricaine. Ceci est d’autant plus dommage que nombreux sont les Bretons travaillant, ou ayant travaillé dans le secteur bancaire, à être mobilisés pendant le conflit, à l’instar du lieutenant Adrien Delastelle. Là n’est d’ailleurs pas une situation exceptionnelle et C. Omnès montre bien combien la mobilisation générale désorganise un établissement comme le Crédit Lyonnais (p. 42 et suivantes). Idem en ce qui concerne E. Bussière et Paribas (p. 92 et suivantes). Parfois, le bilan est lourd et le CIC déplore ainsi 20 morts au cours de la seule année 1914, 32% de ses effectifs étant sous les drapeaux (p. 113).

Aussi c’est bien une mobilisation bancaire de très grande ampleur que laisse à voir ce passionnant ouvrage. Mobilisation des effectifs, qui s’en trouvent ainsi radicalement féminisés à l’instar de la Société générale où les hommes ne représentent plus que 15% des employés (p. 59), mais également mobilisation des activités puisque cette même banque se trouve érigée par H. Bonin en véritable « levier de la machine industrielle de guerre » (p. 75). Paribas est à ce titre un exemple particulièrement intéressant, la banque mettant tout en œuvre pour éjecter la firme allemande BASF de la société norvégienne Norsk Hydro afin de détourner au profit des alliés sa production novatrice d’azote, essentielle dans l’élaboration des explosifs (p. 85-96).

De nouvelles perspectives
On pourra sans doute discuter le propos de F. Cardoni pour savoir si l’action des banques françaises dans le conflit est effectivement ou non « totale » (p. 5), l’investissement dans l’effort de guerre n’empêchant nullement les jeux de concurrences entre établissements. H. Bonin montre en effet que tout en finançant le déficit budgétaire de l’Etat, ce qui indéniablement témoigne d’une participation à l’effort de guerre, la Société générale cherche à « tenir son rang face [à ses] deux rivaux, Crédits Lyonnais et Comptoir national d’escompte de Paris » (p. 83). Le cas de Paribas est encore plus intéressant puisqu’E. Bussière affirme que cet établissement  « était ainsi partie prenante du financement de l’Etat bulgare aux côtés des banques allemandes au moment des guerres balkaniques précédant immédiatement 1914 et ne renonça pas à son partenariat avec la Deutsche Bank malgré les pressions du ministère des Affaires étrangères (p. 91) ».

De même l’affirmation d’une « culture financière de guerre spécifique » identifiée par F. Cardoni (p. 12) mériterait sans doute d’être explicitée et affinée. Pour autant, il n’en demeure pas moins que cet ouvrage rappelle combien l’histoire économique et financière de la Bretagne pendant la Grande Guerre reste à écrire, entreprise qui nous semble-t-il mériterait d’être tentée puisque des archives existent. J.-L. Mastin, déjà entendu lors d’une passionnante communication pendant un récent colloque sur les fronts intérieurs de guerre, montre d’ailleurs en se basant sur le cas particulier de la place financière de Lille tout l’intérêt qu’il y a se lancer dans de telles enquêtes (p. 129-153). On ne peut dès lors que s’associer à l’appel lancé par N. Offenstadt pour une multiplication des études sur le secteur bancaire durant la Grande Guerre, travaux multipliant les échelles, passant du transnational au régional et vice versa (p. 232).

Carte postale. Collection particulière.

Envisager la dimension financière de la Grande Guerre est donc non seulement indispensable à la compréhension de ce conflit mais rappelle de surcroît combien celui-ci est actuel. Banquier d’affaire de haut rang et historien distingué, J.-M. Steg dresse à plusieurs reprises dans ses travaux sur le 22 août 1914 un parallèle avec la crise financière de 2008, redoutable effondrement qu’il a connu de l’intérieur4. Or c’est à une autre actualité économique de la Grande Guerre qu’invite F. Cardoni dans ce volume, celle de « la grande diffusion dans la société française de la dette publique, qui atteint des montants inédits [et] rend solidaire les citoyens et l’Etat dans l’investissement en la victoire ». Et de préciser que « les banques deviennent alors les intermédiaires obligés  de ce pacte à la vie à la mort entre les créanciers et le grand débiteur » (p. 5). Des propos qui nous rappellent que la Première Guerre mondiale n’a pas fini de nous interpeller.

Erwan LE GALL

 

 

CARDONI, Fabien (dir.), Les banques françaises et la Grande Guerre, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique / Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2016.  

 

 

 

1 PROST, Antoine et WINTER, Jay, Penser la Grande, un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004, p. 140 et suivantes et le plus récent et extrêmement stimulant BEAUPRE, Nicolas, JONES, Heather et RASMUSSEN, Anne (Dir.) Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, Paris, Les Belles lettres, 2015.

2 CARDONI, Fabien (dir.), Les banques françaises et la Grande Guerre, Paris, Institut de la gestion publique et du développement économique / Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2016.  Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 CLARK, Christopher, Les Somnambules. Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.

4 STEG, Jean-Michel, 22 août 1914. Le jour le plus meurtrier de l’histoire de France, Paris, Fayard, 2013.