Tourisme et fortifications à Verdun de 1917 à aujourd'hui

Le champ de bataille de Verdun est, dans les consciences, tout aussi indissociable de l’année 1916 que de ses forts. Pourtant, rares sont ceux qui se sont interrogés quant au destin de ces édifices une fois la fin des combats venue. Devenus immédiatement ou presque objets de tourisme, ils imposent une coexistence de fait avec l’activité militaire qui n’est, bien entendu, pas sans poser un certain nombre de problèmes.

Par Mathieu PANORYIA

 

 

Le touriste qui arpente aujourd’hui la rive droite du champ de bataille de Verdun peut visiter les quatre sites touristiques principaux de la région, à savoir l’Ossuaire de Douaumont, le Mémorial de Fleury-devant-Douaumont, et les forts de Douaumont et de Vaux1. Si les deux premiers sont évidemment postérieurs à la Grande Guerre, les deux derniers sont bâtis bien avant 1914, et ont un rôle de premier plan, non seulement au cours du premier conflit mondial, mais également dans la genèse du tourisme de guerre de Verdun. Pour comprendre leur origine, il faut remonter aux lendemains de la défaite de 1870, pendant laquelle la sous-préfecture de la Meuse, avec diverses autres petites villes fortifiées, se rend trop rapidement aux Prussiens, après la chute de Metz. En effet, si Verdun est glorifiée à la « Belle Époque », c’est davantage parce qu’elle est la dernière ville française à avoir été libérée de l’occupation allemande, le 13 septembre 1873, au lieu de Belfort comme prévu initialement par le traité de Francfort. Dès lors, portée par la passion nationaliste qui commence à caractériser le tourisme au XIXe siècle2, la cité meusienne s’impose vite comme un site « à voir ».

Fort de Douamont vers 1920. Bibliothèque-médiathèque de Metz : FIP PRI 0216 A.

Une fois libérée, Verdun devient la principale place forte du système de fortifications dit « Séré de Rivières », ce qui accentue encore davantage la fascination du grand public3. Ainsi, bien qu’il soit formellement interdit d’approcher de ces bâtiments, les guides touristiques invitent les voyageurs bourgeois à venir voir les forts les plus importants. Après avoir fait mention des remparts « pittoresques » de Vauban, il est question, dans le guide édité par la libraire Maréchal de Verdun, des galeries souterraines « dont la renommée est universelle »4, et qui ont été creusées sous la citadelle de Jean Errard, le mathématicien meusien du XVIe siècle dont les fortifications préfigurent par bien des égards celles de Vauban. Un chapitre de la partie consacrée à la « banlieue verdunoise » est ensuite entièrement dédié aux forts qui, sans que des détails soient donnés, sont listés, un à un, en deux ensembles (rive gauche et rive droite). Il est précisé qu’on « jouit, des hauteurs où ils planent, d’une vue merveilleuse » et, plus loin, que « Belleville et son bois [qui abrite l’un des forts] sont fort visités pendant l’été. La fête patronale de Belleville est connue dans toute la région ». La réputation touristique de la région dépasse même les frontières, au point qu’une mission diplomatique chinoise exige d’y faire étape au printemps 19105. Ainsi se pose dès avant la Première Guerre mondiale la question des relations entre les touristes et les autorités militaires de la place forte de Verdun.

L’existence d’un tourisme dans des forts toujours utilisés par l’Armée peut aisément nous paraître incongrue, réalité qui peut expliquer la rareté des études sur ces aspects. L’historiographie s’est en effet plutôt focalisée sur la mise en tourisme des fortifications lorsque celles-ci sont déclassées, dans le cas du développement du tourisme urbain comme à Metz6, ou d’une politique de reconversion dans l’après-tourisme hivernal, comme en vallée de l’Ubaye7. Philippe Diest s’est pour sa part intéressé à la prise de conscience de la valeur patrimoniale des bâtiments militaires à Lille, puis à sa mise en tourisme récente, entre les années 1970 et les années 2000. L’enjeu est différent à Verdun, du fait de la Première Guerre mondiale, conflit dont les conséquences modifient totalement les enjeux touristiques. D’une villégiature bourgeoise et relativement locale, on passe à une pratique plus ouverte, internationale, et qui vient notamment voir les forts du champ de bataille. Nous nous proposons d’observer ici les évolutions ambivalentes, depuis 1917, d’un tourisme qui cohabite avec l’Armée. Celle-ci ne s’est en effet nullement départie de ses bâtiments. Aussi nous montrerons que les pratiques d’avant-guerre ne sont pas annihilées par la bataille de Verdun mais, bien au contraire, largement amplifiées.

 

Un « prétourisme diplomatique » (1917-1919)

À partir de 1917, juste après la fin de la bataille de Verdun et alors que la guerre dure encore, le champ de bataille et ses forts, dont il a été constamment question dans les communiqués enfiévrés de 1916, sont les lieux où il faut être « vu » pour les alliés de la France, qui ne manquent pas de s’y faire photographier8. Du côté français, ces lieux peuvent faire valoir la résistance victorieuse face à l’assaillant allemand, en écho au célèbre « On ne passe pas ! ». Mais alors que la guerre continue de faire rage, c’est principalement un « prétourisme diplomatique » qui s’impose dans la région de Verdun.

La première visite officielle du fort de Douaumont fraîchement reconquis est celle de Georges Clemenceau, alors président de la Commission de l’Armée du Sénat, le 6 janvier 1917. La transcription du compte-rendu qu’il fait de cette visite auprès de la Commission le 10 janvier indique :

« Je suis retourné […] dans la région de Verdun, et je suis allé en particulier au fort de Douaumont. […] Dans le fort, il n’y a plus d’ouvrage apparent : une tourelle de 75 fonctionne, celle de 155 sera remise en état sous 8 jours. Les Allemands ont laissé beaucoup de matériel. »9

Les forts recevant le plus d’illustres visiteurs sont ceux de Douaumont, de Souville et, dans une moindre mesure, le fort de Vaux. Plusieurs raisons placent ces forts au premier rang des lieux de visite. Tout d’abord, ce sont eux qui connaissent les évènements les plus marquants de la bataille de Verdun, et qui ont donc occupé le plus les esprits en 1916 à travers les communiqués officiels. Mais il y a aussi des raisons plus pratiques. En effet, entre septembre et décembre 1916, dans la phase offensive française, le général Mangin fait refaire le réseau routier qui va de Verdun au fort de Douaumont, en passant par le fort de Souville et les restes du village de Fleury-devant-Douaumont10. C’est sur cet axe que se succèdent les visiteurs prestigieux, à l’image du président de la République Poincaré11, du prince héritier du Siam12, du roi d’Italie13, ou encore du futur président Franklin Delano Roosevelt, alors secrétaire-adjoint au Département de la Marine des États-Unis, qui se rend à Verdun le 6 août 191814. Ce dernier nous a laissé une description de son parcours dans son journal, qui commence par les galeries intérieures de la citadelle, se poursuit en voiture par le fort de Souville, l’emplacement du village de Fleury, puis par voie de chemin de fer étroite jusqu’à l’intérieur du fort de Douaumont, et se termine enfin par le fort de Vacherauville sur la rive gauche15. Ce qui ressort de ces écrits, c’est la fascination pour le champ de bataille complètement détruit, les points de vue offerts par les forts, et la vie dans ceux-ci, ainsi que leurs histoires particulières, qui ponctuent l’histoire même de la bataille de Verdun.

Carte postale représentant la mission japonaise sur le fort de Souville le 8 novembre 1918. Collection particulière.

Mais qu’est-ce que l’intérieur de ces forts offre à voir aux visiteurs qui ont l’audace d’y pénétrer, au-delà de la vie de garnison quotidienne ? Il y a très peu de témoignages à ce sujet, mais une photo intéressante conservée à La Contemporaine, nous en donne une idée. Sur ce cliché, on peut voir une pièce (parmi les rares de ce bâtiment à être en bon état en 1918, sans doute dans une des chambrées de l’abris-caverne, voire dans la tourelle annexe) nommée par une pancarte « Musée du fort de Souville ». Celle-ci sert à exposer des objets dont certains sont visibles : un casque allemand « Stahlhelm » en assez mauvais état16, une pile de culots d’obus, sans doute du calibre 42 cm allemand (canons « Grosse Bertha »17) dont le fort a été copieusement arrosé18, et ce qui semble être un imposant fragment d’obus de très gros calibre19. La pièce accueillant ce musée est manifestement un bureau encore en activité, et l’exposition ne semble en occuper qu’une petite superficie. Celle-ci doit-elle être comprise comme un espace de tradition, au sens militaire du terme, ce qui ferait écho à l’esprit de corps de la garnison, ou bien plutôt comme un lieu destiné à prouver aux très nombreux visiteurs du fort sa résistance, et a fortiori celle de l’armée française à Verdun. C’est sans doute la seconde hypothèse qui est la plus proche de la réalité20, et qui nous conduit directement à la « muséification » des forts, et aux premières visites touristiques en tant que telles, après la guerre.

 

Des forts qui attirent touristes et pèlerins dès l’immédiat après-guerre…

Le rétablissement progressif des voies de communication menant à Verdun dans le second semestre 1919, et par conséquent, l’édition la même année du tout premier guide touristique consacré au champ de bataille de Verdun par Michelin, signent l’entrée des forts dans une nouvelle ère. Vaux, Douaumont, Souville, Tavannes et l’ouvrage de Froideterre deviennent rapidement les lieux les plus prisés des touristes, suite à la publication, dans le guide Michelin mentionné, d’un circuit qui n’est pas encore nommé comme tel, mais qui va devenir le « circuit des forts »21. C’est ce dernier qui permet à des générations de visiteurs de découvrir le champ de bataille, désormais placé en « zone rouge »22.

Le futur président Roosevelt, deuxième en partant de la droite, devant la citadelle souterraine de Verdun, se préparant à aller visiter les forts de Souville, Douaumont et Vacherauville le 6 août 1918. Franklin D. Roosevelt Presidential Library.

Ces touristes représentent un groupe social hétéroclite, qui se compose d’anciens combattants, de pèlerins, de curieux, aussi bien Français qu’Allemands23. Erich Maria Remarque nous laisse d’ailleurs le récit d’une visite au fort de Douaumont vers 1926, dans la nouvelle Retour à Douaumont, qui commence ainsi :

« La route ne va pas plus loin. La voiture s’immobilise dans un crissement de freins ; nous nous en extirpons, et nous retrouvons sur une sorte de place du marché. Des véhicules se garent, des chauffeurs inquiets attendent, vivante image du zèle avec leurs casquettes à visières ; des troupeaux de gens se rassemblent et se mettent en formation, des guides cherchent leurs brebis, et donnent le signal du départ.
Autour de nous, dans des chuchotements hâtifs, les hommes font diligemment leurs affaires ; les chemins de mort sont devenus des boulevards pour respectables touristes ; là où chaque pas était autrefois synonyme de sang, de souffle coupé, de peur qui vous prenait à la gorge, passent désormais des chemins pavés de bois où les visiteurs, cornaqués par des interprètes chevronnés, pourront tout voir sans salir leurs chaussures – spectacle intégral garanti. Douaumont. »24

Plus loin, il explique que les visites sont faites à la lampe à acétylène et laisse entendre qu’elles sont faites en plusieurs langues ; le français, l’anglais, et sans doute aussi l’allemand. La figure de Douaumont, le Sargdeckel25 des Allemands, qui est resté un traumatisme dans la mémoire collective outre-Rhin après avoir furtivement pris les aspects d’une grande victoire, sert surtout à l’auteur à souligner, non sans ironie, le décalage qui existe entre les visites touristiques d’après-guerre et la réalité de l’expérience combattante vécue par les soldats sur le terrain. Dès cette époque, les forts sont les lieux privilégiés de ce « chevauchement des mémoires »26.

L'agence Peerless, de Nancy, propose des tours sur le champ de bataille en convoi de voitures dans les années 1920. Bibliothèque de Nancy: P-FG-CP-00436.

Erich Maria Remarque mentionne aussi les « canons de fusils tordus et les obus non éclatés » exposés à l’intérieur du bâtiment, ce qui nous montre que les forts sont confirmés dans le double rôle de vestiges de guerre, et de musées pour vestiges de guerre. Les cartes postales du fort de Douaumont dans l’entre-deux-guerres sont, à cet effet, éloquentes. Le Mémorial de Fleury n’existant alors pas encore, les forts sont, avec la citadelle souterraine et l’Ossuaire de Douaumont qui émerge progressivement pour prendre en charge le poids spirituel de la bataille27, les réceptacles de cette histoire. Cette dualité - ce partage - sied très bien aux forts qui sont à la fois vestiges et réceptacles, et qui ont toujours été les objectifs principaux des deux belligérants, après la ville de Verdun elle-même, qu’il s’agisse de la prendre ou, au contraire de la sauvegarder.

 

mais des forts qui conservent malgré tout une fonction militaire majeure

Mais ces bâtiments sont, à cette époque, des espaces partagés à plus d’un titre, puisqu’ils appartiennent toujours au ministère de la Guerre28. Les visites sont alors ouvertes du 15 mars au 3 novembre29 seulement, et les gardiens des forts de Vaux et de Douaumont30 sont des appelés militaires31 jusqu’en 1931, date à laquelle ce rôle revient à des civils, choisis parmi les anciens combattants blessés de guerre32, ce qui n’est pas sans provoquer un certain émoi parmi les commerçants de Verdun, puisque ces nouveaux gardiens peuvent vendre des cartes postales et d’autres souvenirs33. Quoi qu’il en soit, suite au krach boursier de 1929, les tensions diplomatiques entre la France et l’Allemagne sont de nouveau croissantes, en conséquence de quoi l’Armée prépare à nouveau les forts à combattre, cette fois-ci en soutien de la ligne Maginot qui a remplacé le système dit « Séré de Rivière » sur la nouvelle frontière34. Bien que les témoignages soient rares, les travaux militaires sont importants, et on imagine que le tourisme s’en est trouvé fortement perturbé, notamment pour écarter les éventuels espions.

Carte postale de l'une des deux salles de musée du fort de Douaumont. Il ne faut pas s'étonner d'y voir une barque parmi les restes de casques à pointe, de fusils, de baïonnnettes ou d'obus, puisque la galerie souterraine menant au coffre de contre-escarpe nord-est était noyée sur une portion, si bien que les Allemands, qui l'utilisaient de préférence pour pénétrer dans le corps principal, utilisaient ce frêle esquif pour y faire passer le matériel. Les portraits (notamment du général Mangin, qui a repris le fort) et l'hélice d'avion parachèvent l'aspect muséal qui s'ajoute à la collection de trophées. Collection particulière.

En 1940, les forts-musées reprennent brièvement du service lors des deux jours de combats pour Verdun les 14 et 15 juin, notamment Vaux et Douaumont, ainsi que l’ouvrage de Froideterre, dans le but de couvrir la retraite générale, ordonnée le 12. Les troupes françaises quittent la cité meusienne le 15 juin, puisque plus à l’Ouest, leurs adversaires ont déjà passé la Marne, et s’apprêtent à franchir la Seine. Les troupes allemandes entrent alors dans Verdun, aboutissement de ce qu’elles avaient espéré en vain un quart de siècle plus tôt. La fierté pour l’occupant de poser en uniforme devant les forts se manifeste dans de très nombreuses photographies que l’on retrouve entre autres sur les sites d’enchères en ligne aujourd’hui. Il faut également noter que les forts de Verdun sont ferraillés par l’organisation Todt35, pour fournir du métal à l’effort de guerre. Puis, le 31 août 1944, l’armée américaine du général Patton libère Verdun, presque sans combats, les Allemands ayant bien compris que ces fortifications étaient désormais très peu utiles, en comparaison avec celles de Metz, dans lesquelles ils vont se retrancher36.

L’arrivée des Américains signe le début d’une longue présence à Verdun, qui devient un centre logistique de première importance pour les troupes basées en Europe occidentale. Dans les dossiers de bienvenue que les responsables militaires distribuaient aux soldats nouvellement affectés en Meuse, les visites des forts figurent en bonne place parmi les activités qu’il est possible de faire à Verdun. Mais la remontée en puissance de la France sur la scène internationale change la donne.

Les forts « patrimonialisés »

Sous l’impulsion du général de Gaulle, la France se dote de l’arme nucléaire, qui devient vraiment effective à partir de 1964. Les conséquences pour les forts de Verdun sont doubles : d’une part, le reste de dissuasion qu’ils représentent et leur utilisation éventuelle comme infrastructures militaires, deviennent complètement obsolètes ; d’autre part, la France sort de l’OTAN en 1966, provoquant la fin de la base militaire américaine qui s’y trouve, et bouleversant ainsi la vie économique de la petite cité meusienne. L’Armée garde donc les forts les plus importants dans son patrimoine, mais laisse leur exploitation touristique dans les mains du syndicat d’initiative de Verdun37. D’ailleurs, dès 1946, la Commission de Déclassement et d’Aliénation des Ouvrages Anciens (CDAOA) fraîchement créée38 émet un avis pour les forts de Vaux et Douaumont indiquant que ce sont des ouvrages « n’ayant plus qu’une valeur historique »39.

En parallèle, en 1966, le cinquantenaire de la bataille permet de remettre en lumière les champs de bataille de la Grande Guerre qui, depuis la fin du précédent conflit, sont de plus en plus délaissés au profit des plages du Débarquement40. De plus, la population et les pouvoirs publics prennent conscience que les anciens combattants sont de plus en plus rares. C’est ce constat qui mène à la construction du Mémorial de Verdun, sous l’impulsion de Maurice Genevoix. Inauguré en 1967, il capte dès lors une grande partie du rôle muséal que jouaient les forts. Ces derniers deviennent alors des patrimoines, ce qui est concrétisé par le classement de Douaumont et de Vaux dans la liste des monuments historiques par un décret du 25 novembre 197041. Enfin, la gestion touristique revient au Conseil Général de la Meuse au début des années 2000, toujours dans la même logique de patrimonialisation, situation qui se poursuit encore aujourd’hui, et dont il est sans doute souhaitable qu’elle perdure.

Très progressivement à partir des années 1990, le public visitant les forts de Verdun se diversifie. Dans un premier temps, un renouveau de l’intérêt porté aux fortifications dites « Séré de Rivières » se fait jour, en même temps que pour les fortifications de Vauban ou de la ligne Maginot. Il attire des visiteurs souhaitant comprendre techniquement les bâtiments et le vécu qu’ils ont impliqué, en temps de paix comme en temps de guerre. De nombreux livres paraissent sur ces thématiques, et surtout beaucoup d’ouvrages du système fortifié déclassés et aliénés par l’Armée, sont récupérés par des associations ou des particuliers pour y accueillir des touristes. Cela a été le cas dans les quatre grandes places fortes de l’Est, dont Verdun, mais aussi à Reims, à Maubeuge, à Metz, dans l’Aisne42. C’est ainsi que la citadelle souterraine de Verdun ouvre ses portes à une visite renouvelée43, et que l’ouvrage de la Falouse, de la ceinture de Verdun, est rénové et mis en scène depuis 2010, montrant aux visiteurs des fort de Vaux et Douaumont la vie dans un fort en temps normal44.

D’autre part, un public avec de nouvelles attentes émerge. Dans le contexte touristique actuel, les visiteurs ne souhaitent plus seulement voir un site touristique. Ils espèrent également y trouver une animation. C’est dans cette optique qu’est mis en place un spectacle « son et lumière » retraçant la grande bataille, show qui accorde une large place aux épisodes qui concernent les forts avec, notamment, la reconstitution d’une tourelle cuirassée. Plus récemment encore, une attente en ce qui concerne les nouvelles technologies s’est faite jour. C’est d’autant plus vrai pour les jeunes générations de Français qui n’ont pas connu le service militaire, sa vie de caserne, les armes… Il a notamment été possible de le mesurer, de manière assez surprenante, par un afflux important de jeunes visiteurs venus expressément après avoir joué au jeu vidéo « Verdun », qui propose d’évoluer dans des reconstitutions, très éloignées de la réalité, des deux forts visitables du champ de bataille45. Si cette fréquentation particulière est difficile à chiffrer, elle révèle néanmoins un nouveau vecteur de communication. De même, une visite en immersion virtuelle est à l’étude pour Vaux et Douaumont, procédé qui représentera une nouvelle étape pour ces forts, et pour le tourisme et la fortification à Verdun.

L'entrée du fort de Douaumont aujourd'hui. Cliché Mathieu Panoryia.

Plus que des étapes de la visite du champ de bataille, c’est autour des forts que s’est structuré le tourisme de guerre dans le cas de Verdun, donnant naissance à un circuit qui existe encore en partie de nos jours. Dès les années vingt, une sélection naturelle a préservé les forts de Vaux et de Douaumont, les plus chargés en histoire, tandis que Souville et Tavannes, jamais modernisés, ont trop souffert des bombardements, et que l’Armée a longtemps fermement gardé Froideterre dans son giron pour des raisons tactiques. Les casemates des deux premiers se sont prêtées à tous les rôles, militaires, mémoriels et touristiques, et il est tout à fait intéressant de noter que depuis le premier public diplomatique, qui continue de venir au XXIe siècle du reste, elles continuent de témoigner et d’accueillir un public très nombreux et de toutes générations, alors qu’elles n’avaient pas été faites pour cela à l’origine.

Lors du Centenaire de la Grande Guerre, le fort de Douaumont a reçu presque 200 000 visiteurs par an, alors qu’il a très souvent été en travaux et fermé au public. Le fort de Vaux quant à lui a enregistré des chiffres deux fois moindres, ce qui est tout à fait normal, car il est plus modeste que le premier, et plus excentré du groupe de sites situé entre Fleury et Douaumont. La fascination qu’exercent ces forts et les conditions de combat dont ils ont été les témoins ne se dément pas. Vaux et Douaumont, qui ont survécu à des bombardements d’une intensité difficilement imaginable, entrent dans la phase d’après-Centenaire avec une fréquentation toujours très bonne. Ils ont déjà entamé une restructuration de leurs visites, afin de rendre lisible leurs histoires aux visiteurs du XXIe siècle. Mais quoi qu’il en soit, ils resteront au premier rang des sites témoins de la Grande Guerre qui émergeront de la montée des eaux de l’oubli qui va inexorablement recouvrir cette partie de l’histoire.

Mathieu PANORYIA

Doctorant CRULH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 Nous tenons à remercier tout particulièrement Erwan le Gall, Yves-Marie Évanno, Johan Vincent, le personnel des forts de Vaux et Douaumont, ainsi que la Mission Histoire du Conseil Départemental de la Meuse.

2 PRÖVE, Ralf, « Le tourisme de guerre au XVIIIe siècle. Typologie des modes de perception de l’armée et de la guerre dans les témoignages de contemporains », in RUIZ, Alain et KNOPPER, Françoise (dir.), Les voyageurs européens sur les chemins de la guerre et de la paix du temps des Lumières au début du XIXe siècle, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2006, p. 157-165, ici p. 165.

3 Sans doute plus qu’au sein de l’Armée, qui se tourne de plus en plus vers des doctrines offensives à partir des années 1880.

4 Verdun-guide. Dédié aux touristes, Verdun, Librairie Marchal, 1908.

5 « La mission chinoise à Verdun », La Croix, 29-30 mai 1910, p. 2. L’article insiste sur le fait que « la mission diplomatique chinoise, qui est partie hier pour Berlin, désirait, avant de quitter la France, visiter une place forte de la frontière de l’Est. Au cours de son voyage, elle s’est donc arrêtée à Verdun, où elle fut reçue par les autorités militaires et civiles. Après avoir visité en détail la citadelle, l’arsenal et le fort de Moulainville, le gouverneur de Verdun a offert un dîner à la mission. »

6 GAYMARD, Marie-Caroline, « Le patrimoine militaire sur la scène urbaine : les processus de reconversion des sites militaires à Metz », Revue géographique de l’Est, vol. 54/3-4, 2014.

7 DIEST, Philippe, « La prise de conscience de la valeur patrimoniale des bâtiments militaires de la place de Lille depuis 1880 », Revue du Nord, n° 399, 2013/1, p. 165-187.

8 La diffusion de ces photos, parfois à grands tirages dans la presse ou sous forme de cartes postales, contribue largement à la création d’une représentation du champ de bataille et des forts comme espaces visitables, et non plus seulement comme espaces de combats en cours ou inaccessibles. De nombreux tirages sont par exemple conservés dans le fonds Valois, à La Contemporaine (Bibliothèque, archives, musées des mondes contemporains), à Nanterre.

9 Archives sénatoriales de la Commission de l’Armée, 69 S 77, procès-verbal de la séance du 10 janvier 1917.

10 C’est d’ailleurs le chemin que suit à peu près le « Tacot », le train civil à voie métrique, sur sa portion qui va de Verdun à la station de Vaux, en passant par celle de Fleury. Voie remise en fonction dans les années 1930, et c’est sur la station de Fleury reconstruite alors, qu’a été bâti le Mémorial, qui a nécessité sa seconde et ultime destruction.

11 Fort de Souville en novembre 1916.

12 Fort de Souville le 15 mars 1918. Royaume dont un petit contingent vient d’arriver sur le front occidental au côté des Français et des Britanniques.

13 Fort de Souville le 27 septembre 1917.

14 On pourrait également citer de nombreuses missions militaires, d’Italie, du Siam, du Brésil, d’Uruguay, du Japon…, mais aussi des personnalités religieuses de diverses confessions et nationalités.

15 Franklin D. Roosevelt Presidential Library, New York.

16 Trophée des combats sur le fort les 11 et 12 juillet 1916, qui marquent l’avance extrême des Allemands vers Verdun ?

17 Les vraies « grosses berthas », qui n’avaient rien à voir avec le canon qui tirait sur Paris en 1918, de beaucoup plus petit calibre et de portée bien plus grande, dont le surnom était le « ParisKannone », contrairement à une légende franco-française assez tenace.

18 Preuve de la grande résistance de l’ouvrage et des bombardements hors-normes de la bataille ?

19 Une collection d’obus est très souvent appelée « musée » très tôt au cours de la guerre. La bataille de Verdun se caractérisant par un bombardement massif par des calibres souvent plus importants que sur les autres champs de bataille, de nombreux clichés s’en font l’écho.

20 D’autant plus que la pancarte nominative du musée déjà mentionnée est sous-titrée « Défense de toucher aux projectiles exposés », ce qui donne l’impression qu’elle est plutôt destinée à des visiteurs extérieurs et néophytes. La question complexe de l’esprit de corps dans les fortifications permanentes occupera une grande partie de notre thèse, mais ce dernier est très peu marqué pour plusieurs raisons.

21 « La rive droite de la Meuse et les forts » dans le guide Michelin de 1919, dont l’itinéraire est : 1– De Verdun au fort de Tavannes, 2– Du fort de Tavannes au fort de Vaux, 3– Du fort de Vaux au fort de Souville, 4– Du fort de Souville au village de Vaux, 5– Du village de Vaux au fort de Douaumont [en passant par le village de Fleury et l’ouvrage de Thiaumont], 6– Du fort de Douaumont à Bras et à Samogneux [en passant par l’ouvrage de Froideterre], 7– De Bras à Verdun [en passant par les forts de Belleville et de Saint-Michel].

22 Les zones classées « rouges » sont celles qui ont été les plus impactées par les combats. Il y est interdit de construire de cultiver la terre, de fouiller sans autorisation, de faire du feu, de camper… Elles sont destinées à être utilisées uniquement à des fins de sylviculture, de terrain d’exercice militaire, ou de tourisme.

23 Pour approfondir ce point, voir ROY, Juliette, « Touristes et pèlerins allemands durant l’entre-deux-guerres », inEVANNO, Yves-Marie et VINCENT, Johan (dir.), Tourisme et Grande Guerre. Voyage(s) sur un front historique méconnu (1914-2019), Ploemeur, Codex, 2019, p. 311-322.

24 REMARQUE, Erich Maria, « Retour à Douaumont » in L’ennemi, Paris, Librairie Générale Française, 2013, p. 41.

25 Le « couvercle du cercueil », surnom que le fort de Douaumont a très tôt reçu des Allemands.

26 Il est tout à fait intéressant d’observer comment la mémoire individuelle du protagoniste s’oppose à la mémoire sociale de l’époque dans cette nouvelle (rappelons que Remarque fait partie du courant réaliste et pacifiste). Quoi qu’il en soit, cela ne peut manquer de ramener à la lecture de HALBWACHS, Maurice, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997.

27 Quant à cet aspect particulier, nous mentionnons tout de même l’existence d’une nécropole dans le fort de Douaumont dans laquelle reposeraient jusqu’à aujourd’hui les corps de 679 soldats allemands tués lors d’une explosion de munitions gravissime dans la nuit du 7 au 8 mai 1916, alors que le bâtiment était occupé par les troupes du Kaiser. Comment ne pas penser également que la fortune de l’histoire du pigeon Vaillant au fort de Vaux assiégé doive beaucoup à l’image spirituelle que véhicule symboliquement ce volatile ?

28 Actuellement Ministère des Armées. Cette appartenance n’a jamais été aliénée jusqu’à aujourd’hui.

29 Cette dernière date correspond à la reprise du fort de Vaux par les Français en 1916, Douaumont avait été repris le 24 octobre de la même année. Cela nous montre l’importance accordée aux forts dans le tourisme sur le champ de bataille à ses débuts.

30 Les visites des autres forts, en plus d’allonger le temps des pérégrinations sur le champ de bataille, sont très dangereuses, ce qui les rend plus rares au cours des années vingt.

31 Qui vivent sur place avec parfois leurs familles, si bien que le fort de Douaumont a vu de nombreuses morts, mais aussi des naissances, voir le billet de Romain Sertelet sur le site du Conseil Général de la Meuse.

32 Signe d’un détachement relatif de l’armée. Il s’agit cependant d’emplois réservés pour les anciens combattants blessés de guerre, et la question se pose de savoir si ces derniers officient en qualité de civils ou de militaires. Nous ne pouvons que renvoyer au colloque du réseau « Une plus Grande Guerre » qui s’est tenu à Mons du 26 au 28 octobre 2017, « Au cœur de la Grande Guerre. L’individu au croisement du civil et du militaire ».

33 Comme nous le révèle un dossier contenu aux Archives départementales de la Meuse, dans le fonds préfectoral (Arch. dép. Meuse : 2 R 55). Les gardiens civils se fournissent en cartes postales uniquement auprès de la maison Frémont, qui est en effet très active à ce moment. Or, Henri Frémont, fondateur de ladite maison n’est pas de Verdun, mais de la vallée de la Loire, et est de plus politiquement très engagé, ce qui est certainement la cause de la réaction des marchands locaux.

34 La place de Verdun est ainsi intégrée au Secteur Fortifié de Montmédy.

35 Organisation qui gère notamment la construction des infrastructures militaires et des fortifications du IIIe Reich.

36 Pour les combats dans les forts de Verdun en 1940, voir notamment BRUGE, Roger, Les combattants du 18 juin. Tome 1 : le sang versé, Paris, Fayard, 1982.

37 Bien qu’il ait été, malgré tout, brièvement question de l’affecter au ministère des Anciens Combattants en 1957, SHD : GR 3 V 758.

38 Il est vrai que le patrimoine fortifié sur le sol français avait atteint des niveaux impressionnants à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et qu’il convenait alors de faire un tri afin d’éviter d’avoir un budget d’entretien astronomique, en ces temps de reconstruction.

39 SHD : GR 3 V 770. En 1963, il sera clairement proposé de les conserver classés dans le patrimoine du Ministère des Armées en raison de leur valeur historique, et non pratique, SHD : GR 3 V 758.

40 Sur ce point, voir par exemple CONNELY, Mark, et GODDEN, Tim, « Writing the War: battlefield guidebooks and the establishment of an “essential” routing narrative, in EVANNO, Yves-Marie et VINCDENT, Johan (dir.), Tourisme et Grande Guerre…, op. cit., p. 207-224. Pour ce qui concerne la construction de la mémoire de la bataille de Verdun, voir COCHET, François (dir.), Verdun sous le regard du monde. Actes du colloque tenu à Verdun les 23 et 24 février 2006, Paris, Soteca, 2006, ou encore BARCELLINI, Serge, « Mémoire et mémoires de Verdun (1916-1996) », in Guerre mondiale et conflits contemporains, n° 182, avril 1996, p. 77-98.

41 En 1963, il avait déjà été proposé par le Conservateur des Bâtiments de France à Strasbourg pour ce classement, ce qui laisse imaginer les difficultés que cela a soulevé, SHD GR 3 V 758.

42 Voir un récapitulatif intéressant sur le cas de ce département. De nombreuses fortifications belges de la même époque ont connu la même logique.

43 Qui va d’ailleurs passer très prochainement à une visite en réalité augmentée aujourd’hui.

44 L’ouvrage en question se trouvant au sud de Verdun, donc en dehors du champ de bataille, il n’avait pas été endommagé, et a permis de faire une reconstitution complète et minutieuse, qui manque sur le champ de bataille.

45 Sorti en 2015 chez M2H chez Blackmill Games.