De Gaulle et la Bretagne

Un orateur, une tribune, un auditoire : voici un triptyque qui tient une place à part dans la vie politique. L’oraison funèbre prononcée par André Malraux, lors de l’entrée au Panthéon de Jean Moulin en 19 décembre 1964, en est certainement le plus éclatant des exemples, tant il a marqué la mémoire collective des Français. Pourtant, les discours politiques qui ont réellement laissé une trace dans l’histoire de la Ve République sont peu nombreux. Parmi ceux-ci, on peut assurément compter celui prononcé par le général de Gaulle, alors président de la République, à Quimper le 2 février 1969.

Lors du discours du 2 février 1969 à Quimper. Carte postale. Collection particulière.

Ce n’est pas le premier voyage de Charles de Gaulle en Bretagne puisque dans les années d’immédiat après-guerre il y fait plusieurs séjours : dès le 21 août 1944 il se rend dans la ville de Rennes, tout juste libérée ; en 1945, il visite de nombreuses villes bretonnes ; puis un an plus tard, il est à Sein pour saluer les marins qui ont rejoint Londres dès son appel du 18 juin 1940. Mais en 1969, ce nouveau Tro Breizh s’inscrit dans un contexte complètement différent. Moins d’un an s’est écoulé depuis les événements de 1968 et son autorité est désormais contestée par une partie de la population. En Bretagne, ce sont les indépendantistes du Front de Libération de la Bretagne qui font parler d’eux, avec notamment l’attentat contre la caserne de la CRS 13 de Saint-Brieuc le 27 avril 1968. Une vague d’arrestations a d’ailleurs lieu entre décembre 1968 et janvier 1969. Même si ce mouvement reste très marginal au sein de la population bretonne, cela contribue à tendre l’atmosphère de ce voyage. Il devient alors intéressant de comprendre par quels mécanismes rhétoriques le général de Gaulle, dans son discours quimpérois, ancre la Bretagne dans la République française et cherche à donner des perspectives pour l’avenir.

Le Président de la République entame sa prise de parole publique en rendant un vibrant hommage à la Bretagne et aux Bretons : un territoire incarné dans la « péninsule armoricaine » et des habitants « attachés au terroir et aux traditions ». Il raconte alors l’histoire singulière et mythifiée d’une Bretagne « peuplée de Celtes ». Il n’hésite pas à citer des vers en breton, écrits par un oncle qui portait le même nom que lui et qui fut l’un des plus grands celtomanes du XIXe siècle. Cette audace – et son accent bien français – semble ravir et amuser un auditoire encore largement bretonnant de naissance. Mais pour de Gaulle, la Bretagne ne peut aller sans la France : les plus importants personnages bretons ont joué un grand rôle dans l’histoire de la France : les Vénètes face aux Romains dans la « défense de l’indépendance gauloise », le connétable Dugesclin, les deux reines de France et duchesses de Bretagne – Anne et sa fille Claude –, Jacques Cartier le découvreur du Québec etc. Au XXe siècle, les Bretons attachés à leur petite patrie, n’ont jamais hésité à se sacrifier pour la grande : « quand au cours de la Grande Guerre, [la Bretagne] sacrifiait, par rapport à sa population, un pourcentage de soldats tués supérieur à la terrible moyenne française »1 ; mais aussi lors de la Seconde Guerre mondiale « quand pendant la résistance, elle menait plus ardemment que partout ailleurs le combat contre l’occupant » avec la participation d’un grand nombre de Bretons dans l’aventure de la France libre ou lors des combats du maquis de Saint-Marcel.

A Colombey-les-Deux-Eglises.

Ne réduisons pas, cependant, ce discours de Quimper à une simple leçon d’histoire du Général pour flatter l’égo des Bretons. Ancrer la Bretagne dans le destin de la France, face à des Bretons alors en quête d’une nouvelle identité, c’est aussi mieux les projeter vers un avenir commun. En effet, la grande annonce de ce jour est celle d’un référendum portant sur la réforme du Sénat et la création de conseils régionaux. Cette annonce dépasse donc le cadre de la Bretagne, mais participe d’une réelle logique car la région représente pour lui l’archétype du territoire en pleine transformation depuis deux décennies. Une Bretagne en pleine modernisation avec le développement d’une « agriculture moderne » : intensification de l’élevage, regroupement des exploitations, déploiement d’une industrie agroalimentaire. Une région essentiellement agricole, qui connaît également un développement de son industrie dans les villes, avec l’implantation d’usines dans les grandes villes, et l’émergence « d’activités de pointes : électronique et informatique ». Tout ceci n’ayant été rendu possible que par l’amélioration de l’accessibilité de la Bretagne, grâce à la création de « deux routes à quatre voies : une au Nord et une au Sud » et la modernisation des principaux ports. Il voit ainsi une « marque bretonne du développement, […] qui doit devenir un principe pour notre développement ».

Si le président de la République justifie le nécessaire centralisme étatique, c’est parce que la France a dû affronter des temps difficiles : « elle fut si souvent menacée et envahie sur chacune de ses frontières terrestres et maritimes. Et à l’intérieur ses adversaires cherchaient toujours à susciter les déchirements et les complicités ». Ce centralisme était alors « l’unique condition de l’unité du pays ». Cependant, la modernisation de la France alors à l’œuvre dans les années 1960 par le développement « des communications rapides, des transmissions instantanées », qui ont « resserrées automatiquement les liens » du pays tout en entier, exige que tous les territoires participent à ce progrès. C’est pourquoi, « il faut que chaque région, qui est qualifiée par son étendue et par sa valeur, ait la volonté de prendre la part qui lui revient dans l’ensemble de l’effort national. »  En clair, le général de Gaulle plaide pour la décentralisation des pouvoirs, un « avènement de la région ».  Un discours qui semble rencontrer un écho favorable dans la foule présente.

Lors d'une campagne électorale. Collection particulière.

Au final, si ce discours quimpérois au fort accent gaullien garde une place à part dans la mémoire bretonne, c’est par sa capacité à convoquer le passé, quitte à faire de l’histoire un roman national ou régional, pour mieux se projeter vers l’avenir. On pourrait résumer sa parole ainsi : la Bretagne, fière de ses traditions, qui participe depuis toujours au destin de la France, doit désormais prendre toute sa place pour concourir à la réussite économique du pays. Mais plus encore, si ce discours a acquis une dimension nationale, et demeure parmi les plus importants de la Ve République, c’est qu’il s’agit du dernier discours public de l’homme du 18 juin avant sa démission le 28 avril 1969, suite à son échec au référendum.

Thomas PERRONO

1 Charles de Gaulle fait ici une allusion très nette aux « 240.000 Bretons » morts lors de la Première Guerre mondiale, un chiffre désormais largement remis en cause par les historiens.