Le choix des mots : comment nommer les Algériens de 1958 en Ille-et-Vilaine ?

Qu’on le veuille ou non, l’histoire demeure une discipline littéraire. Les mots sont à la fois une matière essentielle de l’historien (en plus d’autres sources comme les photographies ou les films) mais aussi un outil privilégié. C’est en effet par la plume que l’on rend la plupart du temps compte des résultats d’une recherche et l’écriture peut, dans certaines circonstances, révéler des enjeux d’importance. Travailler sur la présence des Algériens dans le département d'Ille-et-Vilaine impose par exemple de savoir les nommer, les désigner. Or la chose est plus complexe qu’il n’y parait de prime abord.

Le quai Lamartine à Rennes dans les années 1950. Carte postale. Collection particulière.

En effet, aucune terminologie sémantique ne convient réellement dans ce cas. Les Algériens restent pendant toute la période 1954-1962 des adversaires sans nom pour les autorités françaises. La logique d’assignation joue à plein et elles les considèrent tous comme de potentiels suspects. La guerre d'Algérie n'étant de surcroît pas reconnue en tant que telle à l'époque – le vocabulaire évoque pudiquement des « événements » – on ne parle pas non plus d'insurrection mais bien d'actions menées par quelques « terroristes ».

Les autorités n'hésitent pas non plus à utiliser les approximations, les raccourcis ou encore les stéréotypes racistes de l'époque. En nommant les membres de cette population particulièrement surveillée par les expressions « Nord-Africain » ou « Musulman », l'administration paraît nier leur appartenance à la France et même appuie l'idée d'une impossible intégration en exhibant la religion comme constitutive de l'identité des immigrés. Finalement, afin de familiariser les fonctionnaires du renseignement à la population qu'ils sont sensés surveiller, de nombreux livrets d'information leur sont distribués, dans lesquels on leur enseigne l'origine des noms arabes par exemple. On voit alors qu'il est important de connaître l'Autre pour pouvoir le nommer.

Le choix des mots est encore plus délicat lorsque vient le moment d’aborder la situation des Algériens qui vivent en France, et singulièrement pour notre propos en Ille-et-Vilaine, en 1958. En effet, comment qualifier ces individus qui ne sont ni des Français à part entière, ni des étrangers ? Il n'est d'ailleurs pas question d'immigration, puisque les Algériens ont la nationalité française. On parle alors de « mouvements intérieurs de main-d’œuvre ». Les Algériens sont considérés comme des nationaux français, sans pour autant jouir de la citoyenneté. Ainsi, les agents des Renseignements généraux, tout comme ceux de la police, ont quelques difficultés à nommer les immigrés algériens sur le territoire métropolitain. Pour l’historien, il est de surcroît délicat d’employer les mêmes termes que les autorités de l’époque, autorités dont on a vu qu’elles emploient elles-mêmes des mots très connotés. De plus, il apparaît qu’aucune appellation ne dure.

Carte postale. Collection particulière.

Les mots disent donc toute la difficulté d’une recherche sur un sujet tel que celui-ci lorsqu'il s'agit de nommer les Algériens de France et d’Ille-et-Vilaine. Reprendre les dénominations construites par l'ordre colonial, au-delà de plonger dans l'ambiance des années 1950, peut prolonger la violence de la conquête par la symbolique de l'utilisation des mots. Parler d' « indigènes », de « Français musulmans d'Algérie », de « Français de souche nord-africaine », d' « Arabes » peut donner l'impression de perpétrer l’ignorance de l'autre en ne le nommant pas clairement. Mais d'un autre côté, utiliser le mot « Algériens » pour parler de ces acteurs peut représenter un anachronisme, ce mot affirmant l'existence du principe national algérien dès avant 1962, alors qu’il est le fruit d'une lente construction.

Charlène DROGUET