Quand le secteur sauvegardé de Tréguier crée la controverse

Tréguier, perchée aux confluents du Trieux et du Guindy, a tout pour être une belle carte postale pour les touristes : la cathédrale Saint-Tugdual qui renferme les reliques de Saint-Yves, la place du Martray et sa statue de Renan, ses nombreux hôtels particuliers en pan de bois de la fin du Moyen-âge, etc. Elle serait même, en 1972, « la 27e plus belle ville de France », aux côtés de « Chartres, Saumur, Sarlat, Chinon ou Avignon ». Pourtant, dans les années 1960-1970, la mise en valeur de son patrimoine bâti avec la mise en place du secteur sauvegardé ne s’est pas fait sans heurts ni contestations. Louis Bériot, l’emblématique journaliste de l’émission « La France défigurée » sur l’ORTF, revient sur ces débats dans un reportage, le 28 mai 1972.

Vue aérienne de Tréguier dans les années 1970. Carte postale. Collection particulière.

Notons au préalable, que les secteurs sauvegardés sont créés par la loi Malraux du 4 août 1962. M. Bacquet, directeur de l’architecture interrogé dans le reportage, explique qu’il s’agit « d’un quartier de ville […] qui représente un ensemble immobilier qu’il est jugé intéressant de conserver et de restaurer […] comme une sorte d’extension de la notion de monument historique ». Au cours des années 1960, le tourisme de masse connaît un essor. La concurrence se fait alors plus rude entre les territoires afin d’attirer la manne financière que représentent les touristes. Le patrimoine bâti devient donc un atout non négligeable pour les villes dotées de monuments historiques. C’est ainsi que le Conseil municipal de l’ancienne cité épiscopale du Trégor, sous le mandat du maire M. Nicolas, approuve la proposition faite par l’Etat de créer un secteur sauvegardé dans le cœur de la ville. Celui-ci couvrirait ainsi 48 hectares, soit environ un tiers du territoire communal. M. Mignet, l’architecte des bâtiments de France en charge du dossier, explique que cette mesure permet aux propriétaires concernés par le secteur d’obtenir « des subventions de l’Etat de 30% [du montant des travaux à réaliser] et 60% prêtés par le Crédit foncier à des taux très faibles ». Le maire, lui, met  en avant l’argument publicitaire : « à l’échelle de Tréguier c’est énorme […] une ville plus belle c’est plus de touristes » et donc un « commerce plus florissant ». Malgré cela, il concède que « certains conseillers se sont opposés à la décision du conseil municipal ». Une opposition interne qui a éclaté lors des élections municipales suivantes de 1971 : « ils ont réussi à faire l’unanimité, ce que je regrette ».

En effet, la municipalité dirigée par le nouveau maire M. Fournis refuse la mise en application du secteur sauvegardé et renvoie l’architecte. Leur premier argument est la crainte que « Tréguier ne devienne une ville-musée ». Le périmètre trop large du secteur serait en cause. A ce propos, l’ancien maire concède d’ailleurs que son propre fils, mécanicien de profession, « a signé la pétition [contre le secteur] de peur que son industrie quitte la ville ». Le dernier tisserand de la cité trégorroise, « ardent défenseur du projet », craint un « retour en arrière » dans la population. Il est vrai qu’à cette époque, la Bretagne est en pleine « modernisation » et bénéficie à plein ce que l’on a appelé le « miracle économique breton ». Face à l’industrie, le patrimoine est alors facilement assimilé à du « passéisme », ce que rejette le préfet de région en personne, Jacques Pélissier : « le patrimoine hérité de nos ancêtres, on ne peut pas le gaspiller […] conserver le passé d’une telle cité, n’est-ce pas un peu préserver son futur ? »  Un argument qui ne semble pas émouvoir le nouveau maire. Ce dernier s’oppose « aux décisions prises ailleurs ». Il considère que le projet de l’architecte des bâtiments de France : « ne convient pas à notre région ». Tréguier serait ainsi une trop petite ville, aux finances trop justes : « il n’est pas possible de réaliser le secteur sauvegardé en tant que tel ». Pourtant, il affirme ne pas être « contre le principe. Au contraire, nous tenons à entretenir nos monuments ».

C’est sans doute là que se situe le nœud du problème que constitue la mise en place du secteur sauvegardé à Tréguier. L’entretien des monuments historiques n’est pas l’alpha et l’oméga de cette politique. Ce sont tous les bâtiments d’un quartier qui sont soumis aux nouvelles règles d’urbanisme. Cela aurait notamment entraîné la suppression des « verrues urbaines », comme ces entrepôts avec des toits en tôles qui jouxtent la cathédrale. Des contraintes normatives qui pèsent également sur les propriétaires. M. Moulinet, poissonnier dans le centre historique, est amer vis-à-vis des surcoûts lors de la rénovation de son commerce. Il se plaint de ne pas avoir été suffisamment informé sur la procédure à suivre pour obtenir des subventions. Son enseigne stylisée ne lui convient pas non plus. Il l’a juge « trop discrète »… Mais, en écoutant bien la population de Tréguier, notamment les commerçants, tous regrettent en premier lieu le manque d’informations sur les avantages à long terme du secteur sauvegardé. M. Delmas, boucher et également conseiller municipal, est devenu ainsi un partisan du projet quand il a compris ce que cela aurait pu apporter à son commerce.

Tréguier, dans les années 1960. Carte postale. Collection particulière.

Au final, la controverse autour de la mise en œuvre du secteur sauvegardé de Tréguier montre bien qu’au début des années 1970, l’industrie touristique autour du patrimoine est encore balbutiante. Dans les mentalités collectives, le patrimoine demeure encore les grands châteaux et les cathédrales, ce que le journaliste appelle : « le patrimoine national ». C’est alors que le tisserand de Tréguier se prend à rêver que « le patrimoine national [devienne] aussi le petit bien, le patrimoine de chacun ! »

Thomas PERRONO