Sakiet : le début de la fin pour la IVe ?

Le bombardement par l’aviation française, le 8 février 1958, du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef, à la frontière de l’Algérie, constitue assurément un tournant dans cette guerre qui ne dit pas encore son nom.  Escalade militaire exposant Paris aux vives réprimandes de Washington et Londres, deux ans à peine à près le fiasco du canal de Suez, cette entraîne précipite la chute du gouvernement en avril 1958 et amorce le début du retour du général de Gaulle à la faveur de la crise 13 mai1. Si ces conséquences sur le moyen terme sont connues, elles restent néanmoins très surprenantes pour qui lit la presse française, et plus spécifiquement pour ce qui nous concerne bretonne, de l’époque. En effet, l’unanimité règne en février 1958 pour soutenir la France et son armée, ce qui rend encore plus imprévisibles, et surprenants, les événements du printemps.

Victime du bombardement de Sakiet Sid Youssef. Wikicommons / Archives nationales de Tunisie.

Il faut dire que c’est bien sur un mode défensif qu’entend agir l’armée française à Sakiet. La frontière algéro-tunisienne est en effet des plus poreuses. Nombreux sont les commandos qui, avec la bénédiction tacite d’Habib Bourguiba, utilisent le sol tunisien comme base de repli pour harceler les positions françaises. A partir de l’été 1957, ce sont même des tirs de DCA qui visent des avions tricolores. Le 11 janvier 1958, une embuscade entraîne la mort de 15 soldats français. Quelques jours plus tard, un avion est touché par des tirs d’armes automatiques et s’écrase en Algérie, à 3 km de Souk Ahras. Le 7 février, c’est un monoplan T6 qui est pris pour cible. A chaque fois, la complicité tunisienne semble évidente aux autorités françaises qui, en réponse, engagent des représailles en bombardant le 8 février 1958 le village de Sakiet Sidi Youssef.

La cible n’est pas choisie au hasard : située à une centaine de mètres de la frontière, la localité est une importante base du FLN. L’opération est méthodique et se solde par un lourd bilan : plus de 70 morts et une centaine de blessés. Mais sur le plan diplomatique, l’effet est catastrophique : la levée de boucliers dans le monde arabe est immédiate et Londres et Washington s’immiscent dans le conflit en proposant une diplomatie des « bons offices », manière d’affaiblir encore un peu plus Paris.

La presse bretonne, elle, est unanime et approuve le raid aérien, dans les mêmes termes du reste que la presse nationale. Les journaux font corps avec l’institution militaire même si certains titres, comme la Liberté du Morbihan, estiment qu’il est « seulement regrettable qu’il n’ait pas été assez tenu compte des considérations humanitaires qui ont toujours été la tradition de notre armée ». Honneur national oblige, la diplomatie « des bons offices » est unanimement rejetée au nom de la légitimité de la France à préserver ses propres intérêts, de surcroît lorsqu’ils sont menacés par des agents  perçus comme étant plus ou moins à la solde des communistes. Le très droitier L’Eclair de Nantes relègue même les critiques du bombardement de Sakiet dans les rangs d’une « anti-France » qui rappellent que les grilles de lectures nées des années sombres n’ont, en 1958, ne sont pas encore totalement tombées en désuétude.

L'un des Corsairs français utilisés pour le bombardement de Sakiet Sid Youssef. Enveloppe commémorative tunisienne (détail). Collection particulière.

Seul Ouest-France, finalement, fait preuve de modération par rapport à cette affaire2. Or cette ligne éditoriale rappelle toute la complexité du moment 1958. Car la position de la presse bretonne, qui fait corps derrière l’institution militaire et, de manière générale, la Nation, est typique de ces réflexes d’Union sacrée que l’on observe lors des crises majeures. D’ailleurs, le gouvernement Félix Gaillard, qui se refuse à condamner publiquement le raid, obtient la confiance le 11 février 1958 par 355 voix contre 179. Mais la veille, le 10, il refuse d’endosser la responsabilité du bombardement, évoquant une opération « menée sans autorisation et non pas sur des ordres venus de Paris et du gouvernement ». De quoi, rétrospectivement, acter la cassure entre l’armée en Algérie et Paris, et laisser grande ouverte la porte du retour du général de Gaulle

Erwan LE GALL

 

1 Pour une bonne synthèse on renverra à VALETTE, Jacques, « Le Bombardement de Sakiet Sidi Youssef en 1958 et la complexité de la guerre d’Algérie », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°233, 2009/1, p. 37-52, en ligne.

2 Pour de plus amples développements, on renverra à THOUROUDE, Jacques, « La presse bretonne et le bombardement de Sakiet Sidi Youssef (8 février 1958) » in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018.