Saisir 1958 : recourir au passé pour comprendre le présent ?
Nous le répétons régulièrement : la mémoire est l’outil politique du temps présent. Autrement dit, commémorer n’est pas un acte anodin mais une manière de délivrer un message des plus contemporains en se servant d’un passé révolu. Mais la mémoire n’est pas que cela. Elle est aussi une référence, un cadre de pensée, une grille de lecture dont on se sert pour rendre le présent intelligible lorsqu’il se dérobe à la compréhension. C’est ce que rappelle parfaitement l’édition du 22 mai 1958 du Républicain des Côtes-du-Nord1.
|
Michel Geistdoerfer, sans date. Cliché famille Geistdoerfer. |
Solidement ancré à gauche, ce journal est dirigé par une figure originale, et relativement oubliée, de la politique bretonne au XXe siècle : Michel Geistdoerfer. Ardent républicain, fondateur du Petit bleu de Dinan – un journal qui paraît toujours ! – il débute sa carrière politique à la fin des années 1920, d’abord au Conseil général des Côtes-du-Nord puis à la tête de la ville de Dinan, qu’il contribue à largement moderniser. Elu député en 1928, il ne prend pas part au vote en faveur des pleins pouvoirs au maréchal Pétain, attitude qui rétrospectivement apparaît comme une sorte d’acmé de sa carrière politique, malgré un beau parcours de Résistant. Révoqué de la mairie de Dinan en décembre 1940, on le retrouve sans surprise à la tête de Libération-Nord, mouvement recrutant pour une large part dans les milieux socialistes.
Malgré la grande rectitude de son parcours, Michel Geistdoerfer ne retrouve que pour quelques mois seulement, à la Libération, son siège de Marie. Battu en 1945, sa carrière politique est finie et il retourne au journalisme, fondant un nouveau journal, le Républicain des Côtes-du-Nord. Faut-il en déduire une certaine amertume chez celui qui sut faire les bons choix mais n’en fut pas, électoralement du moins, récompensé ? Il est bien entendu difficile de l’affirmer mais il est intéressant de remarquer que, preuve d’un passé qui ne passe sans doute pas totalement, c’est à l’aune de la montée des périls que Michel Geistdoerfer commente l’actualité en ce 22 mai 1958.
C’est ainsi que sous la plume de l’ancien Résistant, le 13 mai 1958 est comparé au 6 février 1934, marche antiparlementaire parisienne dont on sait l’écho partout en France et, naturellement, en Bretagne. En conséquence, comme 20 ans auparavant, « un nouveau front populaire s’impose » pour celui qui fut réélu député le 26 avril 1936 avec 5.962 voix. Pour Michel Geistdoerfer la République est alors « en péril » et doit faire face à une résurgence du « fascisme » incarnée par l’hebdomadaire Rivarol, sorte de nouveau Je suis partout et, dans ce cadre, « l’affaire Audin2 est devenue, même au point de vue militaire, une véritable affaire Dreyfus ». Ainsi, le journal se fait l’écho de la création des « Comités de vigilance antifascistes à Paris », manière de susciter des vocations dans la péninsule armoricaine puisque la région ne paraît pas exonérée par la menace, comme le montrent les exemples de Jean-Marie Le Pen, il est vrai élu en 1956 dans la Seine, et surtout Jean-Maurice Demarquet, député du Finistère depuis 1956 et qualifiés de « sous-produits fascistes de Poujade ».
|
Pierre Poujade, sans date. Collection particulière. |
L’heure est donc grave pour Michel Geistdoerfer et, sans surprise, le Républicain des Côtes-du-Nord se livre une nouvelle fois au jeu des comparaisons, histoire de trouver dans un passé récent des références qui pourraient éclairer un présent difficile à interpréter. C’est ainsi que le journal persifle en feignant de s’étonner « que tous les politiciens de droite civils ou militaires croient le moment venu de nous ramener un maréchal de Mac-Mahon, un général Boulanger ou un maréchal Pétain ». Et c’est d’ailleurs sans doute à la faveur de cette dernière mise en parallèle que se dévoile la nature profonde des propos de l’ancien parlementaire, les trajectoires du « vainqueur de Verdun » et de « l’homme du 18 juin » étant singulièrement opposées à partir de 1940. Si la mémoire de la Seconde Guerre mondiale offre assurément à celui qui est redevenu journaliste un cadre de compréhension du réel en cours, elle n’en témoigne pas moins de certaines ambivalences à l’endroit de Charles de Gaulle. Comme pour mieux rappeler que l’histoire ne se répète pas.
Erwan LE GALL
1 Le Républicain des Côtes-du-Nord, n°21, 22 mai 1958.
2 En référence à Maurice Audin, jeune mathématicien communiste mort en 1958 à Alger, arrêté à Alger en juin 1957 par des parachutistes et mort à une date inconnue. |