L’émigration bretonne, oui… mais dans les colonies

« Il ne faut pas cesser de répéter aux Bretons : l’émigration à l’intérieur et surtout à Paris, est une erreur, une faute grave. » Jusque là, ce qu’exprime J. Bernard, « professeur agrégé de l’Université », en une du quotidien L’Ouest-Eclair, le 29 juillet 1901, ne déroge pas au discours dominant des autorités bretonnes, religieuses en particulier1. La paroisse bretonne à Paris de l’abbé Cadic, par exemple, se dit « ennemie de l’émigration ». En revanche, la suite de son propos est beaucoup plus originale : «  Il faut leur dire aussi, que leur exode vers le dehors ne sera vraiment utile à la Bretagne et à la France, que s’il est dirigé vers nos colonies ».

Carte postale. Collection particulière.

Face à une émigration bretonne qui continue de croître fortement, en ce début de XXe siècle, l’idée de la canaliser, à défaut de la maîtriser, est de plus en plus prégnante. « Pour le bien de la Bretagne et de la France », il conviendrait donc de limiter la concentration des flux migratoires qui se focalisent pour l’essentiel sur un petit nombre de territoires : Le Havre, l’Anjou et surtout Paris. C’est ainsi que dans le département de la Seine, on dénombre 20 000 Bretons de plus au recensement de 1901 par rapport à celui de 18962. Pour autant, les Bretons doivent se garder d’émigrer à l’étranger, car « leurs efforts seraient perdus pour la France ». II faut donc « résist[er] à suivre dans le nouveau monde, dans l’Amérique du Nord ou du Sud, en Australie, ou en Nouvelle-Zélande les émigrés d’Angleterre ou d’Allemagne ». Pas d’émigration en métropole, ni à l’étranger ? Restent donc « nos colonies, à l’abri de notre pavillon ».

Cette volonté s’inscrit parfaitement dans la politique colonialiste de la IIIe République, impulsée notamment par Jules Ferry. La France a besoin que « les Bretons [comme les autres Français, par ailleurs] mettent à profit leur initiative et leur admirable endurance » au service de l’œuvre coloniale. Certes, J. Bernard concède que « d’immenses espaces » du « domaine colonial » demeurent « impropres à l’habitation des Français : terres tropicales et équatoriales d’Afrique ou d’Amérique ». Ces espaces sont qualifiés de « colonies de commerce et d’exploitation ». Mais d’autres contrées, aux « terres plus saines », sont propices au peuplement : « en Tunisie, en Algérie, à Madagascar, au Tonkin, en Nouvelle-Calédonie ».

Néanmoins, parmi ces territoires, « il y en a qui conviennent moins aux Bretons, qu’aux Français d’autres régions, aux méridionaux en particulier ». Là-bas, dans « les districts d’Oran et de Mostaganem, et d’une manière générale le Tell algérien, contrées fertiles mais chaudes et exposées à de longues sécheresses […] combien de Français du Nord et surtout de l’Ouest n’y ont pas échoué, vaincus par le climat et le soleil ». Tout autrement, les Bretons devraient préférer, « la Tunisie septentrionale, la Kroumyrie (sic)3 escarpée, humide et boisée, […] le haut plateau de Madagascar ». Ces prescriptions, que l’on peut aisément rattacher à la célèbre théorie des climats, chère à Montesquieu, se doublent d’une assignation des colons bretons aux activités économiques traditionnelles : « le labourage et la pêche ».

Carte postale. Collection particulière.

Car c’est bien ça le grand dessein de l’émigration bretonne vers les colonies : il s’agit « d’y fonder de petites communautés bretonnes » ; tout comme dans l’Antiquité, les Grecs disséminent4 sur tout le bassin méditerranéen des colonies de peuplement. Ces communautés bretonnes, formant une diaspora au sein de l’empire colonial français, seraient encadrées par « des recteurs », afin « d’y transporter la paroisse bretonne toute entière ». Car, au final, aux colonies, comme à Paris, la plus grande crainte à l’égard des Bretons émigrés est qu’ils s’éloignent de la religion chrétienne, considérée alors comme le fondement de l’identité bretonne.

Thomas PERRONO

 

 

1 « L’émigration bretonne », L’Ouest-Eclair, 29/07/1901, p. 1.

2 GAUTIER Elie, L’émigration bretonne. Où vont les Bretons migrants. Leurs conditions de vie, Paris, Bulletin de  l’entr’aide bretonne de la région parisienne, 1953, p. 65.

3 La Kroumirie est une région berbère située au bord de la Méditerranée, aux confins de l’Algérie et de la Tunisie.

4 Etymologiquement, diaspora signifie disséminer, se disperser.