Entre fierté et frustration : les confidences d’un poilu breton en 1977

A la lecture de la presse quotidienne régionale des années 1970, on s’aperçoit que le déroulement 11 novembre en Bretagne est, en de nombreux points, immuable. Après la traditionnelle « messe » dans les paroisses où la pratique religieuse est encore  vigoureuse, suivent implacablement « le défilé, la minute de recueillement devant le Poilu de la place de la Victoire », avant de finir autour d’un bon repas et de son incontournable « coup de pinard »1. Cette permanence des pratiques commémoratives tranche singulièrement avec la versatilité des discours qui, eux, sont résolument ancrés dans le présent. Au final, et si l’on veut bien comparer avec les commémorations organisées à l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, seule la présence de quelques poilus différencie les deux époques. En 1977, à Gourin, dans le Morbihan, ils sont encore « une trentaine qui s’accroche à la vie ».

La place de la Victoire à Gourin. Carte postale. Collection particulière.

Conscient que chaque année « leurs rangs s’éclaircissent », un correspondant local du quotidien Ouest-France prend l’initiative d’immortaliser le témoignage de l’un d’entre eux. C’est le début d’un macabre compte à rebours vers le « dernier poilu », Lazare Ponticelli, bien identifié par l’historien Nicolas Offenstadt2. C’est aussi la période de la redécouverte de ce qui va bien bientôt s’apparenter à un genre littéraire à part entière, le témoignage combattant, mouvement initié avec la publication des célèbres carnets de Louis Barthas. L’histoire s’écrit désormais « par le bas », dans une perspective sociale, mouvement qui dépasse de loin le cadre de la seule Grande Guerre : c’est bien une société en train de disparaître, celle de la France paysanne du tout début du XXe siècle, menacée par une modernité vacillant sous les crises pétrolières et la fin des Trente glorieuses, qu’il s’agit ici d’immortaliser3.

Loin du mutisme que l’on prête aux anciens combattants, le journaliste n’a aucun mal à glaner des anecdotes. Bien au contraire, il affirme que les poilus gourinois mettent « à profit la moindre réunion pour évoquer ces quatre années terribles ». Le plus « passionné » de la bande, celui qui « se laisse emporter par une longue narration des faits », se nomme François Bernard. A 84 ans, il affirme avoir effectué les « campagnes de l’Aisne, de l’Yser, de Verdun, la fameuse cote 108, trois blessures et, pour finir, un camp de prisonnier en Allemagne », ce que confirme sa fiche matricule4. Mais, derrière cette assurance se cache un homme bouleversé. Sa voix se laisse immédiatement « trahi[r] par l’émotion » lorsqu’il évoque son expérience du feu. Ce fut « terrible » affirme-t-il en prenant l’exemple de la Fère-Champenoise où il a vu sa compagnie « perdre 90% de ses effectifs […] en moins d’une heure ». Pas moins difficile fut le jour où un « message annonçant sa disparition » est « arrivé à la mairie de Gourin », missive qui on s’en doute plongea sa famille dans l’angoisse de ne plus jamais le revoir.

Malgré l’âpreté des combats, il assure qu’à cette époque la camaraderie « régnait » entre les soldats. « Unis comme au front » proclame la devise d’une célèbre association d’anciens combattants et discours que l’historiographie, et notamment les travaux d’Alexandre Lafon, a depuis contribué à considérablement nuancer. Si camaraderie il y a ici, c’est sans doute plus de sociabilité au sein du groupement d’anciens combattants qu’au sein de la section en première ligne. Mais peu importe, l’image est belle et c’est bien cela qui compte en cette époque où commence à triompher le sacrosaint « devoir de mémoire ».

Anciens combattants, sans lieu ni date. Collection particuière.

Cette évocation de la camaraderie, presque anodine, laisse néanmoins deviner une véritable amertume. François Bernard est persuadé que, soixante ans plus tard, « ce ne serait plus la même chose ». Dès lors, il ne comprend pas pourquoi la Seconde Guerre mondiale est autant médiatisée puisque « 39-45, c’est rien à côté de la nôtre !... ». Pire, il affirme qu’en dehors des commémorations du 11 novembre, la Grande Guerre ne suscite pas l’intérêt qu’elle mérite. Il avance, agacé, que l’école est partiellement responsable de ce désintérêt, les enseignants lui préférant « les guerres de Napoléon et de 1870 ». Selon lui, il faudrait « expliquer aux enfants dans les écoles ce que c’était… » afin de « rester fidèle au souvenir des camarades morts » car, bientôt, il ne restera plus de poilus pour le faire. Une « concurrence des victimes »5 qui n’est sans faire réfléchir sur la motivation des témoins : conserve le souvenir oui, mais dans quel but ?

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

1 « Le 11 novembre 1918 le plus beau jour de ma vie », Ouest-France (éd. Pontivy), 10-11 novembre 1977, p. 15.

2 OFFENSTADT, Nicolas, 14-18 aujourd’hui, la Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2010. p. 133-152.  

3 Pour de plus amples développements : PROST, Antoine et WINTER, Jay, Penser la Grande Guerre, un essai d’historiographie, Paris, Seuil, 2004.

4 Archives départementales du Morbihan, R 2282, matricule n°2030.

5 CHAUMONT, Jean-Michel, La Concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997.