Non, le soldat inconnu n’est pas né à Rennes !

Il existe une rumeur urbaine qui, depuis quelques années, baguenaude dans les  rues du chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine : le soldat inconnu serait né à Rennes. Non pas l’individu dont la dépouille anonyme est choisie le 10 novembre 1920 par le soldat de 2e classe Auguste Thin pour être inhumée sous l’Arc de Triomphe, à Paris, mais bien l’idée même de ce symbole puissamment évocateur.

Carte postale. Collection particulière.

Tout part d’une allocution prononcée le 26 novembre 1916 par Francis Simon. Imprimeur bien connu ayant commencé sa carrière chez Oberthür, ce même Charles Oberthür qui effectue toute la guerre dans l’artillerie, avant de se mettre à son compte, il est le président de la section rennaise du Souvenir français et est de surcroît le père d’un officier du 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo  mort pour la France en juin 1915, dans les terribles offensives qui se déroulent au Labyrinthe, au nord d’Arras. C’est, à en croire le récit véhiculé par la rumeur, dans ce discours que Francis Simon plaide pour l’inhumation en un lieu symbolique – on parle alors plus du Panthéon que de l’Arc de Triomphe – d’un soldat inconnu, disparu, pour reprendre la terminologie officielle.

Il n’est bien entendu pas question pour nous d’affirmer que Francis Simon ne plaide pas, en ce 26 novembre 1916, pour ce qui deviendra effectivement le soldat inconnu. Certaines sources, non référencées de surcroît et que nous n’avons pas pu consulter, paraissent en témoigner de manière certaine. Précisons toutefois que le grand quotidien rennais L’Ouest-Eclair qui rend compte, dans son édition du 27 novembre 19161, du discours du président de la section locale du Souvenir français ne fait nullement mention de cette nouvelle idée. Sans doute faut-il y voir la preuve manifeste du fait qu’elle ne frappe alors pas vraiment les consciences. A la place, le journal breton publie des propos qui, à dire vrai, paraissent classiquement conformes aux impératifs de la culture de guerre, quoique trahissant le poids ahurissant du deuil :

« Quand, comme eux, c’est pour son pays que l’on tombe, la mort n’est plus la mort, c’est l’immortalité.
Que le murmure très doux des voix qu’ils ont aimées fasse tressaillir d’espérance nos chers disparus dans les plaines boueuses, dans les bois rouillés d’automne, qui pleuvent sur eux leurs dernières feuilles, partout, en un mot, où le sol natal fait bomber les tumuli guerriers comme pour rapprocher du ciel les tombes glorieuses de ses défenseurs. »

Ce qui en revanchesemble attirer l’attention de L’Ouest-Eclair, et de manière assez curieuse d’ailleurs pour ce qui nous intéresse ici, est un plaidoyer en faveur de ce qui parait préfigurer le vaste mouvement d’érection de monuments aux morts qui débute dès la fin du conflit :

« Que dans chaque mairie, dans chaque école, ou dans chaque cimetière, une table ou une colonne de marbre ou de bronze reçoive en lettres d’or leur nom.
Sur notre monument de granit leur nom sera profondément gravé pour qu’en l’Eternité leur gloire parle et dure.
Et, au nom du Souvenir, je viens à mon tour, et pour vous tous qui m’écoutez, déposer humblement cette gerbe de fleurs, hélas ! bientôt flétrie, sous les drapeaux penchés, au pied du monument de ces glorieux par qui vit ma Patrie ! »

En réalité, il est parfaitement absurde de prétendre que Francis Simon est à lui seul à l’origine de cette idée. Si, visiblement, c’est bien en France que les Britanniques empruntent ce concept, ses fondations sont en germination depuis déjà longtemps. On se rappelle en effet qu’à la suite de la guerre de 1870, le prince de Joinville formule une telle proposition afin de rendre hommage aux soldats morts au combat2. Mieux, l’historien canadien Steven Palmer a montré au début des années 1990 comment la mort de Juan Santamaria en 1857 ne tarde pas à faire, au Costa-Rica, office  de soldat certes non anonyme mais inconnu, puisque son histoire demeure très floue. Seul est attesté un acte d’héroïsme extraordinaire lors de combats contre le Guatemala voisin, le reste de sa vie demeurant inexorablement perdu, ce qui permet au demeurant à chacun de s’y identifier. Au final, ce soldat « presqu’inconnu » joue à partir des années 1880 au Costa-Rica un important rôle de cohésion nationale et de support de la mobilisation patriotique3.

Ravivage de la flamme du soldat inconnu. Collection particulière.

La mémoire étant l’outil politique du temps présent, on comprend aisément en quoi la figure du soldat inconnu constitue un ciment pour une France croulant sous le poids de la guerre, sous le fardeau des absents. Mais à l’heure du centenaire de la Première Guerre mondiale, une telle rumeur, outre sa non-conformité à la réalité des faits, n’est pas totalement neutre. Elle participe bien évidemment d’une simplification outrancière du passé qui cache néanmoins certains desseins d’ordre idéologique. Alors que l’histoire se conjugue désormais sur un air transnational, ce fantasque récit  ne manque en effet pas d’interpeller tant il participe au final d’une vision étriquée, d’une histoire confinée à l’hexagone, comme une sorte de roman aussi rance que national.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 « En l’honneur des soldats morts pour la Patrie », L’Ouest-Eclair, 18e année, n°6325, 27 novembre 1916, p. 3.

2 COCHET, François et GRANDHOMME, Jean-Noël, Les Soldats inconnus de la Grande Guerre. La mort, le deuil, la mémoire, Paris, SOTECA, 2012.

3 PALMER, Steven, « Getting to Know the Unknown Soldier : Official Nationalism in Liberal Costa-Rica, 1880-1900 », Journal of Latin American Studies, vol. 25, n°1, February 1993, p. 45-72.