Un imaginaire de cartes postales : Yves Hélori au XXe siècle

L’image d’Yves Hélori, le grand saint trégorois devenu le saint de la Bretagne, se fixe tardivement, au XVe siècle, car ni le XIIIe ni le XIVe siècles n’ont transmis d’image du saint : il apparaît entre le riche et le pauvre, en habit de juge, tenant en sa main des papiers administratifs ou juridiques. C’est l’official, le juge religieux, juste et bon pour les pauvres, qui est représenté, et parfois aussi le prêtre compatissant qui fait l’aumône aux pauvres. Sans être fausse, cette image est cependant très restrictive, et ne rend pas compte de la conduite ascétique, proche de celle d’un François d’Assise, ni du foyer d’accueil qu’il avait instauré dans son manoir, ni de de ses efforts pour éduquer doctrinalement de futurs religieux. Comme nous allons le voir, le XXe siècle n’est pas plus véridique dans sa représentation d’Yves Hélori.

Relique d'Yves Hélori. Cliché : Christophe Chassanite.

Dans la cathédrale de Tréguier, jusqu'à la moitié des années 2010, le reliquaire d'Yves Hélori était présenté aux croyants ou aux curieux sans restriction de date ni de circonstance. Il est aujourd'hui protégé, ou caché selon les intentions que l'on prête à l'équipe paroissiale, et n'apparaît plus en public qu'à l'occasion de la procession du 19 mai. Sous le reliquaire, on observait un des drapeaux traditionnels de la Bretagne, les armoiries adoptées en 1316 par le duc Jean III, improprement appelé « Hermine plain » (selon une coquetterie archaïsante qui tend à remplacer « plein » par une forme médiévale, et selon un abrégement de la description héraldique « d'hermine plein ».)

En 1896, trois médecins débarrassent cette relique des traces de moisissure qu'on y avait observées, et constatent une déformation de la partie gauche de la boîte crânienne, plus développée que la partie droite. Ils en concluent que cette particularité anatomique pouvait expliquer les dons d'orateur attribués au saint trégorois.

Malgré mes recherches, je n'ai pu trouver une photographie ou une carte postale du chef, autrement dit de la tête, d'Hélori datant du début du XXe siècle. Seules quelques vues cinématographiques postérieures, prises lors du pèlerinage, ont présenté le chef sur la châsse. Respect pour le saint ou crainte des photographes de voir leur production invendue par dégoût des touristes ? La deuxième solution paraît plus probable. Nous reviendrons plus loin sur cette absence de représentation du crâne, authentifié historiquement, bien qu'il s'agisse d'une des seules images vraies que nous ayons du saint, les deux autres étant sa chasuble, rarement montrée, et son bréviaire, très endommagé jadis par la piété populaire en quête de reliques.

Carte postale. Collection particulière.

Au début du XXe siècle, l'iconographie des cartes postales était centrée sur les lieux du pèlerinage, cathédrale de Tréguier, chapelle du Minihy Tréguier, ainsi que sur les lieux de vie du saint. En cela, les photographes ne faisaient que suivre les croyances et les pratiques des Bretons du Trégor, du moins celles qu'ils acceptaient de révéler aux étrangers, parce qu'elles étaient publiques.

Le manoir de Kermartin n'est pas celui du XIIIe siècle. Resté dans la famille jusqu'au XVe siècle, passé dans la famille Quelen par héritage, il est vendu au XVIe siècle, figure à la suite d'héritages dans les biens du Marquis de La Fayette, est encore vendu en 1792 à la famille Quelen. Mgr Quelen, en 1834, le juge délabré et le fait raser( !). Reconstruit au même endroit, mais différemment, il brûle en 1895, puis il est de nouveau reconstruit. C'est désormais un bien privé. Seul le puits et le colombier sont médiévaux.

Photographié plusieurs fois, avec différents personnages assis sur le banc, le lit de Saint-Yves figure en bonne place dans les représentations exotiques de lits clos bretons, auxquelles le cinéma participa lui aussi (Pêcheur d'Islande, de Jacques de Baroncelli et d'après le roman de PIerre Loti, en 1924). Hélas, ce lit clos n'est pas d'époque. À supposer que celui du XIVe siècle ait survécu, ce qui est douteux, le plus ancien connu a brûlé dans des circonstances baroques en 1907 : une servante de ferme en train de fumer, surprise par une visite inopinée, aurait caché sa pipe sous l'édredon.

Au Minihy, la coutume voulait que l'on montrât sa soumission au saint et à ses préceptes en passant sous un reposoir1 construit en plein air et destiné à supporter le brancard des reliques, faisant aussi parfois office d'autel. Cette ancienne coutume, toujours actuelle, est aussi appliquée à d'autres saints, les pèlerins passant alors sous le brancard où reposent les reliques. On appréciera la légende de la carte postale : le reposoir est devenu un tombeau (rappelons qu'Yves Hélori n'a jamais été enseveli au Minihy mais dans la cathédrale de Tréguier), disposant d'ailleurs d'une voûte telle une église, comme l'indique la légende.

Carte postale. Collection particulière.

Or cette succession d'erreurs a sa source dans les propos mêmes des pèlerins : selon Anatole Le Braz, dans Au pays des pardons publié en 1884, les paysans étaient persuadés que le saint était enseveli à cet endroit, concluant ainsi un processus d'appropriation populaire : « Car c'est ici qu'il repose - n'en doutez point -, c'est ici que repose l'ami des pauvres qui voulut être enterré pauvrement ».

Hors contexte, la même scène posée devient une occasion d'exhiber des Bretonnes aux coutumes et au comportement étranges. Sur la carte postale ci-dessus, deux Bretons semblent hilares et se gausser de la naïveté du photographe : la Bretonne passe à l'envers sous l'autel, et comme, en plus, ce n'est pas le jour du pardon, une telle gymnastique ne sert à rien. À moins, hypothèse également envisageable dans le Trégor, qu’il ne s’agisse d’une attitude anticléricale.

L'usage du passage sous l'autel-reposoir se perpétue à chaque pardon, de même que l'appellation fautive de « tombeau de Saint-Yves » reste utilisée dans le Trégor. Enfin, sur d'autres cartes postales suivantes, apparaît le vrai tombeau d'Yves Hélori dans la cathédrale de Tréguier.  À noter cependant que le visiteur moderne qui pénètre dans la cathédrale pourrait croire ce monument d'époque médiévale ; il n'en est rien. Le premier tombeau a été détruit en 1794 par le bataillon révolutionnaire d'Étampes, de sinistre mémoire dans le nord de la Bretagne, et le tombeau moderne, bien que de style gothique flamboyant, a été réédifié à partir de 1886 et inauguré en 1890.

Enveloppe de collection. Collection particulière.

Un double constat s'impose donc : souvent conçues pour l'extérieur de la Bretagne, ces images correspondent à des clichés répandus sur une région et un peuple jugés archaïques, étranges, fortement attachés à des coutumes médiévales ; mais elles sont aussi conçues avec, sinon l'assentiment, du moins la complicité des Bretons, désireux d'affirmer une continuité mémorielle et identitaire, voire de montrer aux « Étrangers », qui n'y comprendront rien, des pratiques dont ils n'ont pas honte. Aussi ces images photographiques son-elles très souvent des témoignages d'édifices rebâtis, des constructions faussement anciennes. Il est à cet égard symptomatique que la seule image vraie, celle du chef d'Yves Hélori, soit pratiquement inconnue en dehors du Trégor. Et ce n'est en rien la marque d'une pudeur bretonne. Dès 1884, Théodore Ducrocq attire l'attention de la Société des Antiquaires sur les boîtes renfermant le crâne des défunts :  disparues des autres régions de France, elles restent utilisées en Bretagne, où les cimetières sont toujours situés sur « la terre sacrée » autour de l'église, et où des ossuaires sont érigés pour recueillir les squelettes en surnombre. Les boîtes à crâne, souvent placées dans ces ossuaires, peuvent aussi être légalement, depuis 1812, conservées par les familles, ou exposées dans un lieu de culte, comme dans la cathédrale de Saint-Paul de Léon encore actuellement.

Ce Moyen-âge de cartes postales pour étrangers, bien que fictif, est néanmoins celui qui s'est imposé officiellement et internationalement, comme on peut le constater sur cette enveloppe premier jour de 1956. 

Christophe CHASSANITE

 

 

 

1 La première mention de cette table utilisée comme reposoir remonte à 1643 (ProvostGeorges, « Le rituel du pardon de Saint-Yves (XVIe-XXe siècles) », Saint Yves et les Bretons, Actes du colloque de Tréguier (18-20 septembre 2003), Rennes,Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 262).