Anatole Le Braz : la Bretagne faite homme ?

Si elle est annoncée en première page de la Dépêche de Brest, la nouvelle de la mort d’Anatole Le Braz, publiée le 22 mars 1926, ne fait l’objet que d’un simple entrefilet, laconique : « Anatole Le Braz, l’écrivain breton, est mort cette nuit, après une longue maladie, à l’âge de 66 ans ». Manifestement pris de court, le quotidien finistérien publie le lendemain une longue nécrologie signée de l’écrivain Charles Chassée, un de ses anciens étudiants, texte dans lequel on apprend que « c’est la Bretagne faite homme qui, aujourd’hui, s’est endormie ». Lyrique et joliment tourné, le propos n’en est pas moins contestable, eu égard non seulement au contexte éminemment particulier de ces années 1920 mais aussi, et peut-être même surtout, à l’hétérogénéité de ce que l’on nomme l’emsav.

Anatole Le Braz, à droite, en compagie de Marguerite Philippe, la principale conteuse et chanteuse de François-Marie Luzel, et la fille de Barbe Tassel, une autre conteuse. A gauche, le poète Charles Rolland et l'américaine Ange Mosher. Archives CRBC.

Bien entendu, celui qui naît à Saint-Servais, dans les Côtes-du-Nord, le 2 avril 1859, laisse à son décès une œuvre véritablement monumentale. En témoignent d’ailleurs ses archives qui sont aujourd’hui déposées au Centre de recherche bretonne et celtique, à Brest, où elles peuvent être librement consultées. Fils d’instituteur, Anatole Le Braz effectue de brillantes études, d’abord au Lycée de Saint-Brieuc, puis à Paris, au Lycée Saint-Louis et enfin en Sorbonne, où il soutient une thèse sur l’histoire du théâtre celtique. Nommé professeur de lettres au Lycée de Quimper en 1886, il quitte le Finistère 15 ans plus tard pour Rennes et la faculté des lettres, où il a pour collègues les éminents celtisants Georges Dottin et, plus encore, le futur professeur au Collège de France Joseph Loth.

Pourtant, c’est sans doute François-Marie Luzel, l’un des pères du folklore breton et alors conservateur des Archives départementales du Finistère à Quimper, qui exerce sur Anatole le Braz l’influence la plus déterminante. S’adonnant à la suite de son maître, et également parrain d’une de ses filles, à la collecte d’archives orales, pour employer un terme parfaitement anachronique, il parcourt la Cornouaille et le Léon, mais aussi le Trégor depuis son pied-à-terre de Port-Blanc, en Penvénan. Il en résulte une base considérable de données, matériau exceptionnel qui constitue la matière première de la célèbre Légende de la mort chez les Bretons armoricains, véritable succès d’édition sur lequel plane la figure de l’Ankou. Suivront ensuite près d’une dizaines de volume qui, tous, auront pour ambition plus ou moins avouée de fixer sur le papier, pour l’éternité, une culture bretonne perçue comme étant en train de disparaître.

Car l’œuvre d’Anatole Le Braz ne peut se comprendre sans cette idée de péril culturel, grille de représentation qui pousse l’intellectuel à s’investir dans le mouvement régionaliste breton naissant. Aux côtés notamment de l’écrivain Charles Le Goffic, des musiciens Jean-Guy Ropartz et Théodore Botrel ou du peintre Maxime Maufra, il est à l’origine de la représentation de Ploujean, le 14 août 1898, véritable acte de renaissance du théâtre en breton et de l’Union régionaliste bretonne. Défendant « les traditions » et « les valeurs ancestrales », ce parti participe d’une alliance plus ou moins objective avec, d’une part, l’aristocratie détenant la propriété foncière dans les campagnes, d’autre part l’Eglise. Mais, dès la Belle époque ce positionnement conservateur ne fait pas l’unanimité et divise au sein même de ce « mouvement breton » que l’on conjugue curieusement au singulier en dépit de son hétérogénéité. En témoignent par exemple le socialiste Emile Masson ou encore la création en 1911 du Parti nationaliste breton.

Carte postale. Collection particulière.

La Première Guerre mondiale constitue bien entendu une rupture importante pour ce que l’on nomme l’emsav. Anatole Le Braz s’engage pour sa part résolument dans le conflit et participe à l’effort de guerre en donnant notamment un grand nombre de conférences aux Etats-Unis. Mais on connaît la puissance de l’ombre portée des tranchées sur la génération qui, ayant frôlé le feu, s’engage avec fougue, au début des années 1920, dans la vie politique. Le mouvement breton ne fait pas exception à cette réalité incarnée notamment par Breiz Atao, publication qui se présente comme étant « la revue du nationalisme breton ». Or d’Olier Mordrel, Raymond Delaporte, Célestin Lainé et Yann Fouéré à Anatole Le Braz, il y a un gouffre qui invite à sérieusement nuancer le propos de Charles Chassé. Malgré tous ses accomplissements, Le Braz n’est-il en effet pas, au moment de son décès, déjà dépassé, au profit d’une seconde génération de militants bretons, plus incisifs et paraissant comme « brutalisés » par cette Première Guerre mondiale qu’ils ne font pourtant qu’effleurer ?

Erwan LE GALL