L’Ankou : personnification d’une culture bas-bretonne de la mort

Dans son monument littéraire Le Cheval d’orgueil, qui décrit la société rurale bigoudène d’avant la Seconde Guerre mondiale, Pierre-Jakez Hélias évoque an Ankoù, la personnification de la mort :  

« […] à l’heure de la mort, un personnage qui apparaît dans la ruelle du lit, un personnage dont on ne prononcera jamais le nom sans frémir. C’est l’Ankou, le squelette à la faux, le Trépas lui-même, le moissonneur des corps. On préfère l’appeler Lui et, dans le contexte où arrive ce Lui, tout le monde comprend. Ce Lui-là est toujours vainqueur tôt ou tard. »1

Ce personnage légendaire est solidement ancré au sein de la tradition populaire de Basse-Bretagne, mais pas uniquement : on parle par exemple de « charyo d'la mort » à Moncontour. Sans doute faut-il d’ailleurs y avoir  une des conséquences de l’irrémédiable glissement vers l’ouest de la ligne Sébillot, frontière linguistique entre pays bretonnant et gallésan. Car l’Ankou présente un certain nombre d’originalités qui le rendent à nul autre pareil.

Carte postale. Collection particulière.

Cette figure mythique est attestée dès le Moyen-âge, dans la glose d’un manuscrit du IXe siècle, ainsi que dans le manuscrit de la Vie de Saint-Nonne datant du XVIe siècle : « Pauvre ou riche, il n’est personne que je fasse grâce ». L’Ankou trouve surtout une place de choix dans la nouvelle pastorale qui se répand dans la Bretagne du XVIIe siècle, sous l’impulsion de la Réforme catholique. On le retrouve notamment à de nombreuses reprises sur les taolennoù, que Michel Le Nobletz et le jésuite Julien Maunoir utilisent lors de leurs missions d’évangélisation en Basse-Bretagne. Des tableaux de missions qui ont traversé les siècles, puisque Pierre-Jakez Hélias se souvient que « sur les tables du père Maunoir, ce ne sont pas les diables cornus ni les dragons ailés crachant le feu ou le venin qui nous terrifient le plus », mais bien l’Ankou.

La peur, voilà justement le sentiment qu’il inspire. Ses nombreuses représentations sculptées, en bois ou en pierre, dans les églises, chapelles, ou enclos paroissiaux de Basse-Bretagne en attestent : l’Ankou est incarné par un squelette décharné, aux côtes saillantes et au visage barré par un rictus effrayant. Ses attributs sont le plus souvent une lance, une flèche, un pic, plus rarement une faux. Cette personnification évolue au XIXe siècle, comme le décrit Anatole Le Braz dans son célèbre recueil la Légende la Mort : « on dépeint l'Ankou, tantôt comme un homme très grand et très maigre, les cheveux longs et blancs, la figure ombragée d'un large feutre »2. Pour autant, la culture populaire parvient à maîtriser cette peur largement cultivée par le catholicisme. Il est ainsi possible d’obtenir une rémission de l’Ankou si on le reçoit bien à table, par exemple. C’est bien ici la culture d’une mort familière, renvoyant aux réalités démographiques d’antan et à une certaine quotidienneté du trépas, qui ici se fait jour.

L’Ankou devient alors un personnage familier, qui fait partie de la communauté villageoise. C’est ce que nous raconte cette vieille Trégoroise de Penvénan en 1978 : « [l’Ankou c’est] le premier mort de l’année »3. Et quand le premier mort de l’année dans la commune survient le premier janvier, « c’est plus embêtant […] il y a beaucoup de morts cette année là ». Et si le premier mort est un enfant ? « c’est pire encore il paraît ». Une tradition qui montre bien le besoin de personnifier l’abstraction de la mort dans la culture bas-bretonne.

Carte postale. Collection particulière.

De nos jours, l’Ankou demeure un marqueur culturel , au même titre que le Gwen Ha Du, le kouign amann ou le bol en faïence de Quimper. Mais sa signification est aujourd’hui largement édulcorée, le rapport à une mort familière ayant semble-t-il complètement disparu. Cela s’explique bien entendu par le recul de la pratique religieuse, mais aussi, plus largement, par les changements dans les pratiques sociales entourant le trépas : les veillées funèbres au domicile du défunt ont quasiment disparu, le cimetière a quitté l’enceinte sacrée entourant l’église paroissiale pour être relégué en marge du bourg. Enfin, l’augmentation de l’espérance de vie et l’émergence de la « vieillesse » au cours des Trente glorieuses ont largement contribué à éloigner l’Ankou de la vie quotidienne des Bretons.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

 

1 HELIAS, Pierre-Jakez, Le Cheval d’orgueil, Paris, Plon, 1975, p. 148.

2 Texte intégral à retrouver sur Wikisource.

3 INA – L’Ouest en mémoire. « L’Ankou », extrait du documentaire « La charrette de l’Ankou » de Hervé Baslé et Antoine Gallien, Antenne 2, 16/03/1978, en ligne.