Eté 1919 : la Bretagne bascule dans une nouvelle guerre ? L’Ouest-Eclair et Béla Kun

Il y a une grande différence entre rentrer dans ses foyers après des années à survivre dans les tranchées et, effectivement, recouvrer la vie civile. Abandonner l’uniforme ne signifie pas nécessairement parvenir à se départir des réflexes du temps de guerre. L’entrée en paix est en effet un processus d’autant plus long que l’été 1919, entre troubles sociaux et incertitudes politiques, est des plus confus. Autrement dit, si la démobilisation des hommes – poilus quittant leurs régiments pour rentrer dans leurs familles – est une chose, la démobilisation des esprits en est une autre. C’est ce que montre un article signé « G. T. » publié par L’Ouest-Eclair dans son édition du 6 août 19191. Traitant de la chute de Bela Kun et de la République des Conseil de Hongrie, cet éditorial invite à se demander si la Bretagne n’est pas, mentalement, en train de basculer dans un autre conflit.

Affiche en faveur de la République des Conseils de Hongrie. Collection particulière.

Trois jours auparavant, reprenant une dépêche de presse parisienne datée du 2 août 1919, le quotidien catholique rennais annonce, non sans un visible sentiment de satisfaction, la chute de « Bela-Kun »2. Cet homme politique hongrois, dénommé en réalité Béla Kohn mais passé sous la postérité sous le nom de Béla Kun, est l’un des principaux dirigeants d’une « République des Conseils » née de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois et renversée donc au bout de 133 jours. Or, pour L’Ouest-Eclair, la chose est entendue : Bela Kun est un « dictateur bolcheviste ». Sans appel et ne souffrant manifestement aucune discussion, ce jugement appelle deux réflexions.

La première est que contrairement à ce qui pouvait prévaloir à l’automne 1917, la situation géopolitique en Russie et Europe centrale, pourtant particulièrement complexe et fluctuante en cet été 1919, semble claire pour le journal breton. En effet, les enjeux sont désormais bien identifiés et L’Ouest-Eclair mesure toute l’ampleur du « péril bolchevique ». D’ailleurs, à en croire cet éditorial publié le 6 août 1919 par « G. T. », la situation ne tardera pas à revenir à la normale :

« Une chose aujourd’hui nous paraît certaine. Les crimes contre les personnes, les biens, que l’on commet au nom de cette même doctrine, en montrent toute la monstruosité et la conduisent à une mort prochaine. Le plus tôt sera le mieux. »

Certes, la prophétie s’avère complètement erronée puisque l’histoire qui débute ici ne s’achève, fondamentalement, qu’en 1989 avec la chute du rideau de fer et l’effondrement de l’Union soviétique. Mais il n’en demeure pas moins, et c’est la deuxième remarque qu’il convient de formuler à propos de cet éditorial, que L’Ouest-Eclair est clairement dans une stratégie de « refoulement » de la « menace bolchevique » et se félicite même, le 3 août 1919, que « l’ultimatum de l’Entente a[it] joué son rôle » dans la chute de la République des Conseil de Hongrie. Nombreuses sont d’ailleurs les sources qui attestent de ce qu’en Bretagne, une telle grille de lecture n’est à l’époque pas rare. Symptomatiques sont à cet égard les grandes fêtes organisées à Vannes à l’occasion du 500e anniversaire de la mort de Vincent Ferrier. Si le saint est invoqué dans un premier temps pour sa faculté à guérir de la nouvelle peste qu’est la grippe espagnole, le discours de l’évêque de Vannes, Mgr Alcime Gouraud, ne tarde pas à glisser et à prendre pour cible non plus le virus H1 N1 mais bien la perspective de la « contagion bolchevique ».

Alcime Gouraud, évêque de Vannes. Carte postale (détail). Collection particulière.

Or un tel propos ne relève pas uniquement de l’artifice rhétorique. Il rappelle que si la Première Guerre mondiale se termine bien avec la signature du traité de Versailles, le retour à la paix ne prenant effet sur le plan juridique qu’avec sa promulgation en janvier 1920, la démobilisation des esprits est, elle, beaucoup plus lente. Mieux, tout porte à croire que dans les consciences un ennemi en remplace un autre, la figure du « rouge » succédant à celle du « boche ». Là est sans doute la « Seconde Grande Guerre » théorisée par l’historien américain J. Winter3. Certes, en Bretagne, celle-ci est probablement d’une intensité moindre qu’en Grèce et en Turquie, ou encore en Russie où les armes continuent de rugir. Mais il n’en demeure pas moins que la péninsule armoricaine est, en cette aube des années 1920, pleinement connectée au monde. L’information, notamment, circule. Dès lors, du fait de sa charge idéologique, un foyer de tension comme la Hongrie ne saurait désormais se limiter aux seules frontières magyares. En réalité, elle infuse même bien au-delà, jusqu’en Bretagne.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

1 « A quand la fin du Bolchevisme ? », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7 628, 6 août 1919, p. 2.

2 « Bela-Kun a capitulé », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7 625, 3 août 1919, p. 1.

3 WINTER, Jay, « The Second Great War, 1917-1923 », Revista Universitaria de Historia Militar, Volume 7, n°14, 2018, p. 160-179.