Comprendre la Russie en révolution

Les soubresauts de l’histoire sont parfois particulièrement difficiles à lire pour les contemporains. Certains s’emparent ainsi de grilles de lectures passées pour tenter de comprendre le présent, procédé sans doute rassurant mais la plupart du temps peu probant sur le plan intellectuel. Pour autant, face à une situation telle que celle que connaît la Russie de l’automne 1917, rares sont les outils conceptuels qui permettent de comprendre une actualité d’autant plus complexe qu’elle surgit non seulement à plusieurs milliers de kilomètres de la Bretagne mais, de surcroît, en pleine Première Guerre mondiale. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre le rocambolesque article que publie L’Ouest-Eclair dans son édition du 2 novembre 1917, écho probablement reproduit à partir d’une dépêche d’agence et intitulé « Une effroyable trahison de Russes sur le sol américain ».

Carte postale commémorative. Collection particulière.

L’histoire, particulièrement tortueuse, tient en quelques mots : un « président de commission » russe envoyé aux Etats-Unis pour prendre possession d’une livraison d’armes destinée à son pays se révèle en fait être un agent double à la solde de l’Allemagne et fait exploser l’usine, amputant ainsi d’autant la capacité de production américaine. Autant le dire de suite, tout ceci semble relever du plus parfait « canard », ces rumeurs tant présentes en temps de guerre et qui sont l’objet d’un des textes les plus célèbres du grand médiéviste Marc Bloch, lui-même mobilisé en 1914-1918 et aux prises avec ces fausses nouvelles dans les tranchées. Pour autant, le fait que cet article soit publié en première page de l’un des principaux quotidiens français de l’époque, et sans doute le plus important en Bretagne, invite à le considérer avec une certaine attention.

En effet, bien qu’anonyme, le propos n’est pas sans rappeler un certain nombre de continuités dans les représentations en vigueur. Il en est ainsi des Etats-Unis, immense vivier de ressources en faveur de l’effort de guerre qualifié quelques mois plus tôt au moment de l’entrée en guerre de Washington, de « pays des milliards ». C’est en effet outre-Atlantique que viennent se fournir en armes les Russes. De la même manière, on ne s’étonnera pas que la trahison vienne de l’Allemagne, pays structurellement vu de France, et la Bretagne ne fait pas exception de ce point de vue, comme fourbe, ennemi de la « civilisation » et du « droit » et, en conséquence, se livrant à toutes sortes de trahisons. C’est bien de cela dont il s’agit ici et il est difficile de ne pas penser ici à l’affaire du Télégramme Zimmerman ou encore aux complots et craintes d’attentats terroristes qui fleurissent alors en Amérique du nord, et sont tout le temps attribués à Berlin.

Ajoutons d’ailleurs que l’article publié le 2 novembre 1917 par L’Ouest-Eclair se place de ce point de  vue dans une perspective s’intégrant dans un temps relativement long puisque, à en croire le billet publié par le quotidien breton, c’est bien à cause d’agents à la solde de l’Allemagne que la Russie aurait perdu en 1914 la  bataille de Tannenberg, sorte de Charleroi du front de l’Est. Là encore, le propos insiste sur la duplicité de Berlin, comme une sorte d’ancêtre du « coup de poignard dans le dos » qui, justement, fleurira quelques mois plus tard en Allemagne, pour mieux expliquer l’Armistice du 11 novembre 1918 et l’issue du conflit.

Carte postale commémorative. Collection particulière.

Mais la position du quotidien catholique rallié à la République est en réalité plus subtile. Héritage de 1789 oblige, L’Ouest-Eclair ne peut qu’éprouver de la sympathie pour un mouvement qui abat la monarchie absolue même si, par conservatisme, le journal rennais est, par définition, hostile à l’idée de Révolution. Or dans ces quelques lignes se détache clairement l’idée que la Russie impériale aurait abandonné le combat face à Berlin, signe encore une fois de la duplicité allemande, et que cet écueil vient d’être évité par le renversement du pouvoir en place. Certes, c’est précisément ce qui va se passer au printemps 1918 avec l’armistice de Brest-Litovsk, mais avec les Bolcheviques. Et c’est justement ce qui rappelle combien la situation russe parait, en novembre 1917, aussi incompréhensible que sans doute inextricable aux yeux des Bretons qui l’observent.

Erwan LE GALL