L’Ouest-Eclair et le tabou entourant la mort d’Oscar Dufrenne

Dans la nuit du 24 septembre 1933, le corps inerte d’Oscar Dufrenne est retrouvé sur le sol du bureau qu’il avait l’habitude d’occuper au Palace Music-Hall de Paris. Le conseiller général de la Seine, qui est davantage connu du grand public pour être l’un des plus célèbres directeurs français de salles de spectacle, vient d’être assassiné. Durant près de deux ans, l’enquête ne cesse de passionner les journalistes. Et pour cause, en dénonçant la débauche à laquelle se livrerait le Tout-Paris des Années folles, une partie de la presse, de gauche comme de droite, tente de mettre en évidence la supposée décadence de la société de l’entre-deux-guerres1. Pourtant, dans les premiers jours qui suivent le drame, de nombreux quotidiens, à l’image de L’Ouest-Eclair, se heurtent à la difficulté de donner les détails de l’enquête sans avoir à évoquer l’homosexualité de la victime et de son entourage.

A droite, Oscar Dufrenne, lors d'une réception chez le Président du Conseil André Tardieu en mars 1932 (détail). Gallica / Bibliothèque nationale de France.

En cette fin d’été 1933, il est bien difficile de passer à côté de l’affaire qui attire irrémédiablement la plume des journalistes. Outre la personnalité de la victime, c’est bien la traque du principal suspect qui permet de maintenir, dans la durée, l’attention des lecteurs. Dès le surlendemain du meurtre, L’Ouest-Eclair révèle que « la thèse de crime commis par un familier » est privilégiée par les enquêteurs qui sont désormais persuadés que le suspect se serait « introduit tout seul dans le bureau de la victime en empruntant un itinéraire familier »2. Il reste désormais à en connaître l’identité. Très vite, les soupçons se portent sur un homme, habillé en marin, qui a été aperçu à de nombreuses reprises en compagnie d’Oscar Dufrenne. La rumeur assure que ce dernier serait l’un des amants de l’homme politique.

Au contraire de certains de leurs confrères, les journalistes du quotidien rennais s’interdisent pourtant de faire allusion aux fréquentations « peu convenables » de la victime. Ce n’est pas le cas de L’Humanité qui déplore ouvertement, dans son édition du 27 septembre, que les « faux marins, poudrés, maquillés, dévoyés, qui servent à l’amusement crapuleux des oisifs ne manquent pas » à Paris3. Fidèle à une lecture de l’actualité par le prisme de la dialectique des classes sociales, le quotidien communiste affirme sans détour qu’Oscar Dufrenne « était le représentant bien typique de cette bourgeoisie jouisseuse, vicieuse […] ». Dans un style moins virulent, à Lorient, Le Nouvelliste du Morbihan confirme que le meurtrier portait bien la tenue « d’un marin de l’Etat mais avec une élégance qu’on n’a pas coutume de remarquer chez les véritables matelots et dont la fantaisie pourrait bien dénoncer un déguisement, d’ailleurs plus fréquent qu’on ne le croit dans un milieu spécial »4. Bien plus embrassé par la question, L’Ouest-Eclair insiste de son côté sur l’enquête menée auprès des permissionnaires... Le journal catholique assure ainsi qu’au soir du 27 septembre une piste menant à Dinan serait sérieusement étudiée5. De même, le quotidien breton expédie rapidement la question du mobile, évoquant succinctement l’hypothèse « du crime crapuleux » 6.

A gauche, le Palace Music Hall, établissement d'Oscar Dufrenne. Carte postale. Collection particulière.

A bien y regarder, un tel silence n’est pas si surprenant. Selon l’historienne Florence Tamagne, il caractérise même le traitement accordé à l’affaire Dufrenne par la presse conservatrice7. Si cette dernière souhaite certainement se conformer à la loi de la presse en faisant en sorte que ses pages puissent être lues « par tous sans danger, notamment les femmes et les plus jeunes », elle prend un soin d’autant plus particulier à ne pas parler d’homosexualité afin de ne pas risquer de lui reconnaître une existence et, fatalement, une légitimité. Plus qu’une question de décence, l’occultation volontaire d’une partie de l’information traduirait même la volonté délibérée de L’Ouest-Eclair de ne pas mettre davantage en péril la structure sociale du pays. A ce titre, le tabou serait en quelque sorte un acte militant…

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

 

1 Sur ce point, voir par exemple TAMAGNE, Florence, « Le crime du Palace : homosexualité, médias et politique dans a France des années 1930 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2006, 53-4, p. 128-149.

2 « L’assassinat de M. Oscar Dufrenne », L’Ouest-Eclair, 26 septembre 1933, p. 3.

3 « Le crime du Palace », L’Humanité, 27 septembre 1933, p. 3.

4 « L’assassinat de M. Oscar Dufrenne », Le Nouvelliste du Morbihan, 27 septembre 1933, p. 1.

5 « L’assassin de M. Dufrenne à Dinan ? », L’Ouest-Eclair, 28 septembre 1933, p. 3.

6 « M. Oscar Dufrenne assassiné à Paris », L’Ouest-Eclair, 25 septembre 1933, p. 3.

7 TAMAGNE, Florence, « Le crime du Palace », art. cit.