Mathurin Méheut chez l’empereur du ketchup

Mathurin Méheut compte assurément, avec Camille Godet ou Jean-Julien Lemordant, parmi les plus grands peintres bretons du XXe siècle. Le maître lamballais est notamment célèbre pour saisir les gestes humbles du travail, démarche qui n’échappera pas à l’œil gourmand de certains serviteurs zélés de Vichy. Cette quête de « l’authentique », voire même de la « tradition », le place néanmoins parfois en porte-à-faux par rapport à la tentation folkloriste, invention d’une Bretagne perçue comme éternelle. Dès lors, il paraît impossible de voir Mathurin Méheut traverser l’Atlantique pour décorer le siège social de l’une des  entreprises qui symbolise à elle-seule la modernité alimentaire et une certaine American way of life : la célèbre marque de ketchup Heinz.

Mathurin Méheut, assisté d'Yvonne Jean-Haffen, réalisent la décoration du Hall des nations, au sein du siège social de l'entreprise Heinz. Photographie pubiée par Le Télégramme.

Si le peintre breton est connu pour ses tableaux et autres « lettres ornées », il est aussi un décorateur de grand talent exerçant son art sur de luxueux paquebots, comme L’Île de France par exemple. En tant qu’artiste, il n’est donc pas étonnant de le voir se livrer à cet exercice si particulier et, en la matière, ses premières réalisations datent du milieu des années 1920. Répondant à une commande, Mathurin Méheut s’envole donc en 1930 pour Pittsburgh, en Pennsylvanie, afin de réaliser le décor de l’auditorium de la conserverie Heinz, gigantesque entreprise américaine réputée notamment pour sa sauce tomate sucrée.

Le thème exécuté par l’artiste est relativement classique : « l’épopée des grandes découvertes et le rôle civilisateur des nouvelles routes commerciales dans les deux hémisphères »1. Il n’est pas certain que Mathurin Méheut ait eu son mot à dire dans cette composition mais, à l’évidence, le sujet sert la gloire de l’entreprise et dit bien le nouvel ordre planétaire né de la Première Guerre mondiale : s’ils retournent à leur classique position isolationniste à la suite du traité de Versailles, qu’ils ne ratifient d’ailleurs pas, les Etats-Unis n’en demeurent pas moins un phare planétaire incontournable. Le ketchup comme élément de soft power… L’auditorium qui sert d’écrin à l’artiste est en effet appelé le « hall des nations », intitulé qui ne peut pas ne pas faire penser à cette Société des nations portée à bout de bras par le président américain Woodrow Wilson mais dont l’existence fut, dès le début, des plus chaotiques.

Malheureusement, ce décor a aujourd’hui disparu et on ne dispose que de quelques photographies en noir et blanc, seuls documents permettant d’avoir une idée de ce que cette œuvre a pu être : une immense fresque de 90 mètres de long et 5 mètres de hauteur dans un gigantesque espace de 400 mètres carrés. Evidemment, du fait de l’agencement de l’auditorium, le travail n’est pas d’un seul tenant et se décompose en une quinzaine de panneaux mais le plus grand mesure près de 30 mètres !

Mathurin Méheut, à Pittsburgh, en train de travailler dans le Hall des nations de l'entreprise Heinz. Esquisse d'Yvonne Jean-Haffen. Crédits: Dinan, maison d'artiste de la Grande Vigne.

Comme une sorte de chapelle Sixtine célébrant la consommation de masse et l’industrie agroalimentaire, l’auditorium du siège social de la conserverie Heinz exige donc de l’artiste un engagement physique de chaque instant, ce d’autant plus que les délais imposés sont courts. Là encore, time is money… Mais, frappé de graves problèmes de rhumatismes, Mathurin Méheut ne parvient pas faire seul face au défi et appelle pour l’aider, voire le suppléer, sa fidèle et dévouée élève, Yvonne Jean-Haffen. Le Lamballais broye les couleurs tandis que la native de Léhon prépare les fonds, laissant la touche finale au maître.

Erwan LE GALL

 

 

1 DELOUCHE, Denise et DE STOOP, Anne, Je vous le dessine par la Poste. Lettres de Mathurin Méheut à Yvonne Jean-Haffen, Rennes, Editions Ouest-France, 2018 , p. 108-109.