Entrapercevoir Mathurin Méheut ?

Le beau livre que viennent de publier aux éditions Ouest-France Denise Delouche et Anne de Stoop est à la fois un ravissement et une immense frustration1. Découvrir la correspondance très largement inédite (p. 10) qu’entretient Mathurin Méheut avec sa disciple Yvonne Jean-Haffen, relation épistolaire et artistique qui s’étend sur presque trente années (p. 9), est sans conteste un véritable cadeau et on ne peut, à cet égard, que remercier les différents acteurs ayant présidé à la naissance de cet ouvrage. Les lettres dont il s’agit ici sont en effet « ornées », c’est-à-dire agrémentées de dessins, aquarelles et gouaches qui donnent – s’il était besoin – un aperçu de l’immense talent du peintre originaire de Lamballe.

Reproduction d'extrait de correspondance de Mathurin Méheut. Carte postale. Collection particulière.

Tout dans ce volume sert l’art de Mathurin Méheut. La qualité du papier, le format de l’ouvrage, les courtes notices explicatives composées par les deux auteurs – l’une éminente historienne de l’art, l’autre ancienne conservatrice et toutes deux excellentes connaisseuses du grand peintre – la mise en page dynamique et aérée, tous ces éléments magnifient le génial coup de crayon de l’artiste. La démarche nous semble ici d’autant plus intéressante qu’elle rappelle que Mathurin Méheut n’a pas peint que la péninsule armoricaine mais aussi la Grèce (p. 113-117), Paris (p. 90) ou encore la Provence (p.43-45) et la Normandie (p. 50), à chaque fois du reste avec un égal bonheur pour nos yeux. Rares sont probablement celles et ceux qui savent par exemple que les pinceaux du maître breton se sont arrêtées, manifestement avec plaisir, sur la tauromachie (p. 126-129).

Cette présentation soignée est essentielle car, par bien des aspects, le regard volontiers naturaliste de Mathurin Méheut contribue à produire des œuvres qui constituent autant de sources pour l’historien. Certains croquis documentent ainsi l’irruption de la modernité, notamment dans les vêtements féminins avec la coexistence – mais ne s’agit-il pas plutôt d’une confrontation ? – entre les coiffes bigoudènes et les tenues légères de femmes manifestement venues en Bretagne en villégiature (p. 34). D’autres témoignent des pardons, cette expression populaire de la foi encore si vive en Bretagne qu’un inventaire ethnologique est actuellement en cours pour savoir précisément combien on en compte sur la péninsule armoricaine (p. 37-42), ou encore de cette forme particulière de rapport à la mort que traduit l’Ankou (p. 61).

Bien entendu, comme tout témoignage, ces lettres ornées ne sont pas sans poser un certain nombre de problèmes d’interprétation. Denise Delouche et Anne de Stoop ne sont d’ailleurs à ce propos pas dupes et les auteurs interrogent sans aucune ambiguïté le regard que peut porter l’artiste sur certaines pratiques folklorisées, à l’instar du gouren, la lutte dite traditionnelle (p. 84-85). Détail intéressant, cette « tentation de l’authentique » n’est pas que propre à la péninsule armoricaine comme en témoignent certaines représentations de joutes provençales (p. 86) ou de parties de pelote basque (p. 87). De même, les deux auteurs n’épargnent pas leur sujet et posent explicitement la question de la paternité de certaines œuvres : le maître devient alors le reproducteur d’autant plus redoutable d’une certaine division sexuelle du travail artistique qu’Yvonne Jean-Haffen se complaît volontiers dans son rôle d’élève (p. 150).

Reproduction de Mathurin Méheut. Carte postale. Collection particulière.

Et c’est à ce moment précis que le livre de Denis Delouche et Anne de Stoop, malgré ses évidentes qualités, devient éminemment frustrant. En effet, le volume que publie les éditions Ouest-France ne présente qu’une infime partie des quelques 1470 lettres que Mathurin Méheut adresse à Yvonne Jean-Haffen (p. 10). Or en tant que source, la correspondance n’a réellement de sens que dans la longueur et avancer des conclusions sur un corpus aussi restreint constitue, en définitive, un exercice bien périlleux. Il est ainsi notable qu’il n’est jamais fait mention dans cet ouvrage de l’expérience combattante du peintre, que l’on sait notamment mobilisé au 136e RI. Est-ce à dire que, contrairement à son voyage au Japon (p. 24-25, 74-75), les tranchées ne lui laissent aucun souvenir ?

Erwan LE GALL

 

 

 

1 DELOUCHE, Denise et DE STOOP, Anne, Je vous le dessine par la Poste. Lettres de Mathurin Méheut à Yvonne Jean-Haffen, Rennes, Editions Ouest-France, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.