Se libérer des assignations : Claude Cahun et Marcel Moore

Plus que la célèbre coupe de cheveux « à la garçonne », plus même que les « munitionnettes » ou la prétendue émancipation des femmes pendant la Grande Guerre, Claude Cahun et Suzanne Malherbe incarnent le brouillage des identités sexuelles engendré par la séquence 1914-1918. Artistes d’avant-garde, les deux Nantaises sont en effet des figures du mouvement surréaliste qui disent par leur parcours exceptionnel bien des pesanteurs de la société française et bretonne du XXe siècle. Car la vie et l’œuvre de ces deux femmes, véritable passage de la théorie à la pratique, sont indissociables du combat contre les logiques d’assignation et, d’une certaine manière, contre ce qu’elles-mêmes représentent. Aussi, ne sauraient-elles nullement être réduites à la seule question du genre.

Claude Cahun et Marcel Moore (détail), 1920. Jersey Heritage Collections.

Née le 25 octobre 1894 à Nantes, Lucy Schwob nait en effet au sein de la grande bourgeoisie : elle est la fille de Maurice Schwob, l’emblématique propriétaire et directeur du Phare de la Loire. Elle est également la nièce de Marcel Schwob, journaliste et poète symboliste mort prématurément de la grippe, en 1905. Prenant le pseudonyme de Claude Cahun, Lucy Schwob intègre le groupe des surréalistes et assume dès lors un engagement politique visant à se libérer des contraintes sociales liées à la bourgeoisie. Dans ce système de pensée, l’artiste tient une place à part, celle de vigie ou de « lanceur d’alerte ». Mais l’expression artistique de la Nantaise, qu’il s’agisse de littérature ou de photographie, reste guidée par la même intention : lutter contre sa classe d’origine. Sans doute est-ce du reste cette volonté d’échapper à son milieu qui pour une large part explique son départ, au début des années 1920, pour Paris, puis son installation, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, à Jersey.

Néanmoins, il convient de ne pas s’y tromper. La trajectoire de Claude Cahun n’est pas celle de ces milliers de Bretons de la diaspora contraints de « monter » à la capitale pour aspirer à de meilleures conditions de vie. C’est celle d’une femme qui part à Paris pour y fréquenter l’avant-garde intellectuelle et artistique, afin d’y prolonger une trajectoire initiée en Bretagne et pour y suivre des études de lettres. Mais Lucy Schwob ne part pas seule : en effet, elle emménage avec Suzanne Malherbe, demi-sœur par alliance (Maurice Schwob, divorcé, épouse en seconde noce Marie Rondet, veuve) dont elle tombe amoureuse au Lycée et qui sera, jusqu’à sa mort, son alter-égo artistique et sa compagne. Les deux jeunes femmes ont en commun des origines bourgeoises qu’elles récusent – le père de Suzanne Malherbe est un célèbre médecin nantais – et un goût avéré pour le travestissement. Lucy Schwob cherche en effet à se dérober au genre qui lui est assigné par son sexe en se faisant appeler Claude Cahun, patronyme androgyne qui laisse planer un doute que Suzanne Malherbe ne cherche pas à préserver : c’est en effet sous l’identité de Marcel Moore qu’elle travaille en tant qu’illustratrice.

Il n’est pas impossible que chez Lucy Schwob ce goût de l’esquive prenne sa source dans les attaques antisémites dont, jeune, elle fait l’objet alors qu’elle fréquente, en pleine affaire Dreyfus, les bancs du Lycée de Nantes. La situation est telle que son père n’hésite pas à l’envoyer pendant quelques mois en Grande-Bretagne, pour lui permettre d’échapper à ces attaques abjectes. On sait également que Maurice Schwob s’engage sans réserve dans l’Union sacrée pendant la Grande Guerre, attitude qui peut s’expliquer par la trajectoire de son père, Alsacien qui opte pour la France après la guerre de 1870, mais qui peut aussi témoigner de l’envie de donner des gages de son patriotisme pour, ainsi, échapper à l’antisémitisme1. Jouant encore contre les logiques d’assignation, Lucy Schwob prend pour premier pseudonyme le nom de Claude Courlis, comme l’oiseau dont le long bec crochu constitue une référence explicite au stéréotype raciste accolé aux Juifs.

Marcel Moore et Claude Cahun, 1929. San Francisco Museum of Art.

Mais Claude Cahun et marcel Moore ne sont pas que deux artistes en lutte contre leur milieu social d’origine, l’antisémitisme ou même le poids de l’hétérosexualité en tant que norme de conduite. Elles passent de la parole aux actes en se travestissant et en usant de ce talent d’esquive pour entrer en Résistance contre l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que le couple réside à Jersey. C’est là l’aboutissement d’une démarche intellectuelle et politique poussée à son paroxysme : refuser les masques identitaires assignés par la classe sociale, le sexe ou la religion pour ne laisser place qu’à l’individualité2. Une leçon inspirante.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

 

1 Pour de plus amples développements, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018, p. 11 notamment.

2 BOURSE, Alexandra, « Claude Cahun : la subversion des genres comme arme politique », Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 2012-1, p. 137-145.