Le tramway était conduit par une femme : de la persistance des stéréotypes de genre

 Le fait divers n’est sans doute pas le contenu journalistique le plus noble. Ne parle-t-on pas d’ailleurs de « chiens écrasés » à propos de ces articles qui rivalisent d’informations dramatiques, pour ne pas dire franchement glauques, pour mieux capter l’attention du lecteur ? De l’épouse retrouvée à demi-consciente dans un puit à la femme suspectée de sorcellerie, les journaux, quelle que soit la période considérée, regorgent de faits divers monstrueux. Or leur traitement, n’en déplaise à la fameuse déontologie journalistique, n’est jamais neutre. C’est d’ailleurs pourquoi la presse est une source si précieuse pour l’histoire culturelle. Ainsi, lorsqu’un homme décède écrasé le 27 décembre 1915 par un tramway conduit par une femme, c’est la permanence de la domination masculine qui en réalité se fait jour.

Carte postale. COllection particulière.

Non signé, l’article que publie le grand quotidien catholique L'Ouest-Eclair est écrit à la première personne du pluriel et use de tous les ressorts les plus éculés pour accrocher le lecteur :

« Hier, assez tard dans la soirée, le bruit se répandait qu’un accident mortel venait de se produire sur la ligne du tramway électrique allant de Rennes à Cesson.
Nous nous sommes rendus aussitôt sur les lieux et nous avons malheureusement pu constater que ces bruits étaient fondés. Nous nous sommes, en effet, trouvés en présence du cadavre de M.Mauvillon Eugène, employé à l’arsenal. »1

La tournure de phrase est intéressante en ce quelle place le journaliste, « dépêché sur place » comme le veut la formule consacrée, en certificateur assermenté de ce qui est advenu ou non. En l’occurrence, un drame épouvantable annoncé à grand renfort de titre – « Ecrasé par le tramway électrique » – et d’intertitre – « Un homme broyé sur la ligne de Cesson » – avec une maîtrise certaine de la surenchère.

Mais si ce fait divers atroce constitue un objet d’histoire si intéressant, c’est que le tramway dont il s’agit ici est piloté par une conductrice, une certaine Mme Méchinaud. Ceci ne doit pas étonner puisque du fait de la mobilisation générale, nombreuses sont les femmes à remplacer les hommes partis au front dans un certain nombre d’emplois auparavant exclusivement réservés au sexe dit fort. Ainsi, le même quotidien L’Ouest-Eclair se fait l’écho, en août 1915, de la prise de fonctions de « femmes qui, à Rennes, remplacent durant la guerre, les conducteurs au front »2. Pour autant, cette nouvelle forme d’employabilité féminine ne doit pas leurrer puisque les stéréotypes de genre restent, eux, solidement ancrés dans les consciences. C’est du reste ce que montre le récit de la mort d’Eugène Mauvillon dans L’Ouest-Eclair.

Il serait tentant en effet d’opposer cet employé de l’arsenal à la figure de la munitionnette, image même de la femme exerçant dans le cadre de la mobilisation pour l’effort de guerre, un métier d’homme. Or la réalité est sans doute plus complexe. Eugène Mauvillon, manifestement loin d’être un citoyen exemplaire puisqu’ayant perdu l’équilibre sous l’effet de l’alcool, ce qui l'a conduit à se retrouver allongé sur la voie et à être écrasé par le tramway de Mme Méchinaud, exerce en effet la fonction de « chef de table dans une salle d’armes ». Autrement dit, contrairement aux munitionnettes, il ne se situe pas au bas de la hiérarchie, ce qui témoigne d’une division sexuelle du travail passablement classique. De la même manière, la réaction de la conductrice de tramway, à en croire L’Ouest-Eclair n’a rien de très original. Ainsi, le quotidien breton rapporte que « à la vue de ce corps éventré et sanglant, Mme Ménichaud, sous le coup d’une émotion fort compréhensible en pareil cas, ne put retenir ses larmes ».

Sans lieu ni date. Collection particulière.

Bien entendu, une telle réaction est légitime. Du reste, il faut avouer que faute d’archives complémentaires, il est bien difficile de déterminer si le récit du journal rennais est conforme ou non à la réalité. Et peu importe du reste. En effet, ce qui frappe dans ces quelques lignes, c’est combien le propos reproduit les stéréotypes les plus classiques de genre. A la vue du corps d’Eugène Mauvillon, Mme Ménichaud est donc en larmes. Or cette attitude « typiquement féminine » contraste grandement avec le stoïcisme du docteur Hervéou – un homme – qui avec quelques autres voyageurs – qu’il n’est, masculin neutre oblige, pas possible d’identifier – permet de « ranger le cadavre sur le bord de la voie » et de ramener le tramway à bon port. On voit donc que si la Grande Guerre autorise effectivement l’accès de quelques femmes à des emplois qui leur étaient auparavant interdits, les mentalités, elles, continuent de consacrer une stricte hiérarchisation des genres : aux hommes la force et le contrôle de soi, qualités indispensables sur le champ de bataille, au sexe dit faible la sensibilité et les larmes. Y compris pour les conductrices de tramway.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

 

1 « Ecrasé par le tramway électrique », L’Ouest-Eclair, 17e année, n°6041, 28 décembre 1915, p. 3.

2 « Elles sont bonnes pour les animaux », L’Ouest-Eclair, 17e année, n°5887, 29 août 1915, p. 3.