Une lecture politique d’un concours de beauté : Agnès Souret, « plus belle femme de France »

Dans son édition du 11 mai 1920, le Journal, quotidien parisien à 15 centimes le numéro, présente sur deux colonnes le portrait d’une jeune demoiselle dont il est dit qu’elle est « la plus belle femme de France »1. En effet, un an avant que ne se déroule le premier concours Miss France, c’est cette jeune femme originaire de Bayonne, mais née d’une mère bretonne, qui fait l’actualité en proposant aux lecteurs une franche dose de charme et de glamour, mais aussi de légèreté et d’élégance. L’élection d’Agnès Souret n’a cependant rien d’un événement anodin, accessoire. Au contraire, il est possible de faire de ce concours de beauté une lecture doublement politique, du point de vue du genre d’abord, du poids de l’image que la France a d’elle-même au sortir de la Grande Guerre ensuite.

Portrait d'Agnès Souret pris en juillet 1921 (détail). Gallica / Bibliothèque nationale de France: Rol, 67767.

L’organisation de l’élection de « la plus belle femme de France » débute à la fin de l’année 1919, quelques jours donc après la signature du traité de Versailles mettant fin à la Première Guerre  mondiale mais avant que la paix ne soit finalement promulguée. C’est dire si c’est une période trouble et instable, d’entrée en paix pour ainsi dire, époque sur laquelle pèse de tout son poids le traumatisme de  l’expérience des  tranchées et du deuil de masse. Dans ce cas, il serait tentant de voir dans cet innocent concours de beauté une quête de légèreté après des années d’horreur. En d’autres termes, Agnès Souret constituerait une sorte de remède à la « brutalisation des sociétés européennes » postulée par l’historien G.L. Mosse. Présentant à la fin de l’année 1919 l’élection de la « plus belle femme de France », l’écrivain – belge – Maurice de Waleffe dit bien la dimension quasi psychanalytique de cette épreuve :

« La beauté répond pourtant au plus essentiel souci de l’homme. Nous avons tous besoin pour vivre de trouver la vie belle. »2

Une telle grille de lecture est bien entendu amplement recevable. Pour autant, il nous semble que l’enjeu de cette élection dépasse de loin le cadre du divertissement. Le  numéro du 11 mai 1920 du Journal, celui-là même qui annonce en première page que « Mlle Agnès Souret L’Emeraude est proclamée la plus belle femme de France », en constitue un bon exemple : son portrait, cheveux longs et épaules dénudées découvrant un sage bustier, s’affiche en pleine page. Comment ne pas opposer ce visage aux visages des milliers de gueules cassées, aux milliers d’amputés, de trépanés ou de traumatisés qui, au même moment, peuplent les rues des villes et villages de France et de Navarre, propageant par la même occasion l’image d’une masculinité revenue certes victorieuse des tranchées mais ô combien abimée ? La coiffure d’Agnès Souret n’a à cet égard absolument rien du hasard tant elle est d’un classicisme convenu, à mille lieues de la coupe à la garçonne et des ambiguïtés que les cheveux court peuvent soulever. En d’autres termes, ce que propose l’élection de « la plus belle femme de France », c’est de vitrifier les identités sexuées et, le cas échéant, de rassurer une masculinité peinant à retrouver son lustre d’antan, les médailles ayant trop souvent remplacé la verticalité virile des corps.

Dans son édition du 11 mai 1920, le Journal affirme que « cette fleur de nos Pyrénées brûlantes, atténuée par les brumes de l’Armorique, réalise l’idéal en demi-teinte qu’on appelle le charme français ». Certes, ce style quelque peu ampoulé ne manquera pas de faire sourire. Mais, dans le même temps, comment ne pas voir dans ce propos la poursuite de la rhétorique patriotique de la Belle époque, discours basé sur l’emboitement des petites patries dans la grande,  toutes concourant de façon absolument nécessaire au génie national ?3 D’ailleurs, pour le quotidien catholique rennais, cela ne fait pas de doute : « l’élue du concours de la plus belle femme de France, organisé par le Journal, est une Bretonne, Mlle Souret, 18 ans »4. Et peu importe qu’elle soit, on l’a dit en préambule, née à Bayonne et d’un père basque ! Tout est fait pour valoriser le territoire, qu’il s’agisse de la petite ou de la grande patrie. Ajoutons d’ailleurs que cette idée est très explicitement développée par Maurice de Waleffe lorsqu’il expose dans les colonnes du Journal son projet, à la fin de l’année 1919 :

« En tout bien tout honneur, la beauté de la Française est un des attraits de la terre de France. Avec notre cuisine et nos musées, c’est peut-être celui qui nous attire le plus de visiteurs. La guerre [comprendre l’Allemagne, NDA] nous a mis dans un état à ne rien négliger. »5

Comment, de même, ne pas voir dans cette phrase la volonté de réaffirmer la puissance de la France alors que le pays fait face à de graves difficultés nées pour une large partie de la guerre ? Maurice de Waleffe le dit très explicitement en décembre 1919 : la « plus belle femme de France » est « un démenti éclatant à ceux qui osent mettre en doute l’éternelle jeunesse de notre race »6. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer qu’en ce 11 mai 1920 Agnès Souret partage la première page du journal avec les problèmes monétaires du franc, directement imputables aux abyssaux déficits budgétaires creusés par le conflit, et avec les grèves décrétées par le CGT, troubles sociaux qui constituent autant de répliques au séisme que fut l’expérience des tranchées.

Portrait d'Agnès Souret pris en juillet 1921 (détail). Gallica / Bibliothèque nationale de France: Rol, 67768.

Loin de l’innocent concours de beauté donnant une image pour le moins discutable de la femme, l’élection en mai 1920 de la « plus belle » des Françaises est un passionnant objet d’histoire. A travers cette manifestation, c’est en effet le retour à une conception traditionnelle des rapports de genre, dévoilant en creux les malaises de la masculinité, qui se donne à voir. C’est aussi la perte de confiance d’une France qui, bien que sortie victorieuse de la Grande Guerre, n’en est pas moins considérablement affaiblie. Une chose néanmoins reste, elle, atemporelle : le destin tragique des lauréates. Echouant à faire carrière dans le cinéma, Agnès Souret devient meneuse de revue jusqu’à son décès en septembre 1928, en Argentine. La « plus belle femme de France » vient de succomber à une péritonite.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 « Mlle Agnès Souret L’Emeraude est proclamée la plus belle femme de France, Le Journal, n°10 068, 11 mai 1920, p. 1.

2 « Quelle est la plus belle des femmes de France ? », Le Journal, n°9919, 14 décembre 1919, p. 1.

3 Sur la question se reporter notamment à THIESSE, Anne-Marie, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1997.

4 « Nouvelles en trois lignes », L’Ouest-Eclair, 21e année, n°7419, 12 mai 1920, p. 2.

5 « Quelle est la plus belle des femmes de France ? », Le Journal, n°9919, 14 décembre 1919, p. 1.

6 Ibid.