30 Mai 1919 : violences sur le port de Saint-Malo

Les semaines qui suivent l’Armistice du 11 novembre 1918, loin de n’être qu’une période de joie et d’allégresse, sont au contraire une période de grande tension, entre attente de la démobilisation, espoir d’un retour rapide à une vie « normale » et âpres de négociations diplomatiques. Dans un tel contexte, une parole hasardeuse peut avoir des conséquences fâcheuses et la moindre petite rixe déboucher sur une véritable bataille rangée. C’est précisément ce qui se passe sur le port de Saint-Malo le 30 mai 1919.

Carte postale, collection particulière.

Pourtant, malgré une pluie de détails apportés par L’Ouest-Eclair1, force des de constater que l’enchaînement des faits demeure assez obscur. Tout semble partir de mots échangés entre une certaine Marie Languille de Plouër, une « fille de mœurs légères », originaire de Plouër et âgée de 22 ans, et un certain Guinchard, qui l’aurait giflée. S’en suit l’intervention d’un « Sidi » puis d’un mystérieux « Homme à la jambe de bois » pour finalement conduire à une véritable bataille rangée entre des travailleurs coloniaux cantonnés dans la caserne Saint-François, les fameux « Sidi », et « une bande de civils presque aussi nombreux qu’eux ».

L’affaire pourrait prêter à sourire si elle ne se soldait pas, au final, par un bilan assez lourd : un tué et cinq blessés, dont un grave. Or c’est précisément ce triste décompte qui rappelle combien ce fait divers relaté par L’Ouest-Eclair est historiquement signifiant. En effet, ce sont bon nombre des tensions de cette période grise, plus tout-à-fait guerre puisque que postérieure à l’Armistice mais pas encore totalement paix puisqu’antérieure à la signature du traité de Versailles, qui ne sera d’ailleurs promulgué qu’en janvier 1920, qui se font ici jour. D’ailleurs, cette information n’est traitée qu’en pages intérieures, sans aucun rappel en une, comme si un tel bilan était dérisoire aux cotés de l’hécatombe qui vient de prendre fin.

Aussi, c’est donc bien d’une certaine accoutumance au sang versé, ce que l’historien George Mosse a qualifié de processus de brutalisation, dont il s’agit ici. Mais là n’est pas la seule explication. Subrepticement, l’article de L’Ouest-Eclair rappelle que les forces de police sont désorganisées par la mobilisation. La situation est d’ailleurs telle que le 47e régiment d’infanterie patrouille en ville, pour assurer l’ordre, une tâche qui traditionnellement rebute les militaires. Pas encore revenus à la vie civile, les agents sous les drapeaux manquent d’autant plus qu’à Saint-Malo se trouvent des individus qui, eux aussi, n’attendent que de retourner dans leurs foyers : les fameux travailleurs coloniaux de la caserne Saint-François mais aussi quelques Américains, même si leur présence n’est bien entendu numériquement aucunement comparable à ce que peuvent connaître, par exemple, des ports comme Brest ou Saint-Nazaire.

La garde devant la caserne Rocabey. Carte postale, collection particulière.

On mesure ainsi combien cette période s’apparente à un déséquilibre démographique, situation qui se trouve être la source d’une grande xénophobie : les Malouins sont encore au front tandis que des « Sidis » sont embusqués à l’arrière, sans compter bien entendu les Américains venus en permission sur la Côte d’Emeraude puisque la « cité corsaire » est érigée en Leave area, en zone de congés, par le corps expéditionnaire. On comprend dès lors le ton particulièrement agressif de L’Ouest-Eclair, le quotidien breton ne désignant les travailleurs coloniaux que sous le sobriquet particulièrement péjoratif de « Sidi ».

Erwan LE GALL

 

 

1 « Tragique bataille à Saint-Malo », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7839, 31 mai 1919, p. 3.