La Bretagne dans le dispositif américain en 1917-1918 : des ports, mais pas seulement

« De toute ma vie, je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que le port de Brest »1 : ces quelques mots, ceux qu’inscrit le sergent L. Louis Lee dans son journal le jour de son arrivée en France au début du mois de mai 1918, disent bien, implicitement, la place prise par les ports bretons dans le dispositif américain au cours des deux dernières années du conflit. L’impression est confortée par André Chevrillon qui visite Brest à l’été 1918 ; alors qu’il rejoint le port de guerre en vedette, il décrit l’étendue qui,

« d’un seul coup, au tournant de la pointe […] s’est démasquée, semée partout de bateaux, d’un peuple de bateaux comme jamais je n’en avais vu […]. Très vite, on distingue des groupes, des amas. Ils sont là, tout au long de la grande digue, par convois, par familles, par espèces, formant entre leurs rangs des rues, des avenues : cargos, transports, croiseurs auxiliaires, avisos, patrouilleur, dragueurs de mines, contre-torpilleurs »2

Des dizaines de navires donc, qui frappent celui qui avait connu le port de Brest peuplé des seuls bâtiments de la Royale, laissant entendre donc que c’est bien là, dans la rade où on l’a envoyé en reportage, que bat le cœur des American Expeditionary Forces (AEF). Pourtant, de nécessaires variations de focales permettent à l’historien de percevoir les choses pour une part de manière différente.

Brest et Saint-Nazaire, principaux ports américains en Europe

Que les deux ports bretons soient les deux principaux ports américains en France, et même en Europe, ne fait certes aucun doute, tant leur prééminence dans le vaste dispositif visant à amener à pied d’œuvre les millions de doughboys – 2 millions le seront, sur les quelque 5 qu’il a été prévu de lever – est évidente3.

Carte postale. Collection particulière.

C’est tout d’abord, notons-le, à Saint-Nazaire que les premières troupes américaines, la 1st US infantry division, débarquent le 26 juin 1917. Si la presse de l’époque reste muette sur le lieu de ce débarquement, le port de la Basse-Loire est, pendant des mois, le seul à accueillir les navires en provenance des Etats-Unis, en nombre restreint d’ailleurs : si, en 1917, 364 378 tonnes y sont débarquées, cela ne représente encore que 15 % de l’ensemble du trafic total du port cette année-là, bien loin des quelque 1 610 000 tonnes de 1918 (47 % du trafic portuaire). Au cours de la dernière année du conflit, Saint-Nazaire affirme plus encore sa suprématie : sur les 5 207 604 tonnes de matériel qui arrivent en France, 28 % le font à Saint-Nazaire, 42 % en Basse-Loire, loin devant Bordeaux (27 %), La Rochelle (7 %), Rochefort, l’estuaire de la Seine, Marseille, La Pallice ou même Brest (4 %)4.

Car cette place de premier plan tenue par Saint-Nazaire en ce qui concerne le matériel est occupée par Brest en ce qui concerne les hommes. Si 1 057 000 soldats américains atteignent le « vieux continent » directement en France – ils sont presque autant à transiter dans un premier temps par la Grande-Bretagne –, de l’ordre de 800 000 d’entre eux débarquent à Brest. 75 % des doughboys transitent ainsi par le port du Ponant – environ 40 % si l’on tient compte de l’ensemble des AEF –, loin devant Saint-Nazaire (198 000, soit 18 %), Bordeaux (4 %), Le Havre, La Pallice ou Marseille.

A eux deux, les deux grands ports bretons voient donc arriver des Etats-Unis sans doute près de 93 % des hommes, 46 % du fret, des chiffres qui parlent d’eux-mêmes. Mais il convient de ne pas oublier que d’autres ports bretons participent, certes plus beaucoup plus modestement, à ce mouvement. C’est le cas bien entendu de Nantes qui, avec Saint-Nazaire, constitue ce que l’on pourrait qualifier de pôle portuaire de Basse-Loire : les quelque 760 000 tonnes qui y transitent en 1918 en font le 3e port américain en France d’ailleurs, deux fois plus important que La Rochelle, le 4e. Mais ce sont aussi, bien plus modestement, Saint-Malo – essentiellement pour le charbon, venu d’Angleterre d’ailleurs – ou Lorient, de manière plus irrégulière.

Carte postale. Collection particulière.

Ces éléments nous rappellent ainsi que la présence américaine en Bretagne est loin de se limiter aux deux grands ports.   

Les multiples implantations des Base Sections n° 1 et n° 5

Certes, c’est autour des « pôles » brestois et de Basse-Loire que se concentrent l’essentiel des troupes américaines présentes en Bretagne en 1917-1918. Les communes de Brest, Saint-Nazaire ou Nantes ne sont d’ailleurs pas les seules concernées. En Loire-Inférieure, Montoir accueille un vaste camp et d’immenses dépôts, sur 650 ha, Savenay et Vertou des hôpitaux, Sainte-Luce des entrepôts etc. Autour de Brest, des installations américaines se développent à Saint-Renan, Saint-Marc, Lambézellec, Guillers, Le Relecq ou Guipavas. Faute d’avoir pu installer dans le grand port du Ponant tous les services nécessaires, un hôpital est mis sur pied à Landerneau, tandis qu’un dépôt de matériels ferroviaires est organisé à Pleyber-Christ.

Mais, à ce qui apparaît comme de simples annexes brestoises ou nazairiennes, il faut en fait ajouter une myriade d’implantations d’ampleur variable. Les plus connues sont sans doute celles liées à la protection des convois maritimes en direction des ports : des bases américaines de dirigeables et/ou d’hydravions sont en effet implantées sur une bonne partie du littoral breton, afin de défendre les navires arrivant des Etats-Unis contre les attaques des U-Boot de la marine allemande. Ainsi à Tréguier, à l’Aber-Wrac’h, à l’Île-Tudy, à La Trinité, à Quiberon, au Croisic ou encore à Paimboeuf5.

Carte Yann Lagadec.

A ces bases aéronavales, il faut ajouter deux camps d’entraînement, destinés aux artilleurs américains. Celui de Meucon, au nord de Vannes, est sans doute le moins connu : il accueille jusqu’à 8 000 hommes à partir d’avril 19186. Quant au camp de Coëtquidan, après avoir accueilli à l’automne 1914 le dépôt de régiments repliés depuis l’Est de la France – par exemple celui du 94e RI de Bar-le-Duc – puis des milliers de prisonniers allemands, il reçoit ses premiers artilleurs américains dès l’automne 1917. C’est ici, par exemple, que séjourne à la fin du printemps 1918 le capitaine Harry Truman, commandant une batterie du 129th field artillery regiment. Guer et le camp de Coëtquidan ne pouvant accueillir tous les doughboys qui convergent ici, d’autres s’installent à Redon, à Plélan ou encore à Guipry, en Ille-et-Vilaine7.

Il faudrait ajouter à ces implantations celles liées à divers dépôts situés notamment le long de la voie ferrée Brest/Le Mans/Saint-Pierre-des-Corps, par exemple à Saint-Brieuc, Cesson ou Châteaubourg, un dépôt de machines étant installé en gare de Rennes. Mais c’est aussi vers Dinard et Saint-Malo que des milliers de permissionnaires américains convergent à partir de l’été 1918 : la Brittany Leave Area est la seconde mise sur pied en France et permet aux sammies de s’éloigner du front pendant quelques jours, à défaut de pouvoir regagner leurs foyers.

C’est ainsi une sorte de « mitage » de l’espace breton par les installations américaines qui se met en place à compter du début de l’année 1918, bien au-delà des deux grands pôles portuaires. Un mitage d’autant plus directement perceptible par les Bretons qu’il implique une multiplication des convois ferroviaires et des déplacements routiers, et ce d’autant que la Bretagne n’est qu’une étape pour la plupart des Américains.

La Bretagne, mais pas seulement

La Bretagne n’est, pour l’essentiel, qu’une zone de transit. Certes, quelques milliers d’hommes font vivre les services des deux Base Sections au quotidien, ou encore les bases aéronavales armées par la Navy et les camps d’entraînement de Meucon et Coëtquidan. Mais Brest n’accueille par exemple en permanence que 2 800 hommes en janvier 1918, 7 645 en septembre, alors que plus de 70 000 y transitent chaque mois en moyenne8. De manière significative, dans les jours qui suivent leur débarquement dans le Finistère en novembre 1917, les dizaines de milliers d’hommes constituant la 42nd division et les unités de soutien nécessaires au développement de la logistique américaine en France – les premiers accueillis dans le port du Ponant – rejoignent la Meuse, la Meurthe-et-Moselle, la Haute-Marne, la Nièvre, l’Indre-et-Loire, voire les ports de Rouen et Bordeaux. Seuls quelques centaines de ces soldats, moins de 2 000 sans doute, restent plus longtemps en Bretagne : les artilleurs du 117th ammunition train battalion s’installent à Coëtquidan pour parfaire leur entraînement, tandis que cinq compagnies des 25th, 26th et 29th engineers regiments partent pour Saint-Nazaire…

C’est en fait en Lorraine et dans le centre de la France que se concentrent l’essentiel des troupes américaines, et notamment les fantassins à partir de la fin de l’année 1917. Ceci entraîne le développement de flux ferroviaires transversaux peu compatibles avec la structure en étoile du réseau français. De nouveaux nœuds émergent ou prennent une nouvelle importance, à l’image des gares de Villebernier près de Saumur, de Saint-Pierre-des-Corps, de Gièvres dans le Loir-et-Cher – centre de l’une des six « grandes divisions » du Transportation Corps en France9 – ou encore d’Is-sur-Tille, en Côte-d’Or. C’est par ailleurs depuis Tours que le Service of Supply (SOS) gère ces flux, donnant aux départements d’Indre-et-Loire, de l’Indre, du Loir-et-Cher et du Cher une place particulière dans le déploiement des troupes américaines en France. Dans le même temps, d’autres Base Sections émergent, autour de Bordeaux (n° 2), Le Havre (n° 4), Marseille (n° 6), La Rochelle (n° 7), la Base Section n° 3 étant établie en Angleterre, par où transitent certaines troupes avant de débarquer au Havre en général, une section intermédiaire étant par ailleurs créée à Nevers.

Station de d'épouillage à Pontanezen. Carte postale. Collection particulière.

On le voit : si la Bretagne tient indéniablement une place à part dans le dispositif américain en France et en Europe à compter de juin 1917, il ne faudrait pas réduire la présence des doughboys à un espace se limitant à Brest et Saint-Nazaire d’une part, au front lorrain d’autre part. Reste que c’est par la Bretagne que la plupart découvrent le « vieux continent » en 1917-1918… et que c’est de Bretagne – en fait, surtout de Saint-Nazaire – que la plupart rembarqueront pour rejoindre l’Amérique en 1919, donnant à la région cette place particulière dans la mémoire collective des deux côtés de l’Atlantique.

Les monuments de Saint-Nazaire et Brest le rappellent aujourd’hui encore, parfois de manière inattendue d’ailleurs10.    

Yann LAGADEC

 

 

 

 

1 LEE, Major L. Louis, Diary of a Soldier, Bloomington, I-Universe, 2011, p. 21.

2 CHEVRILLON, André, Les Américains à Brest, Paris, Chapelot, 1920, p. … . Ce recueil reprend des articles publiés en 1918 dans la Revue de Paris.

3 Ainsi que le rappelle cependant HELIAS, Claude, Les Américains à Brest, 1917-1919, mémoire de maîtrise, Brest, Université de Bretagne occidentale, 1991, p. 96, Liverpool est le seul port européen qui ait reçu plus de soldats américains que Brest. 

4 Sur ces questions, voir NOUILHAT, Yves-Henri, Les Américains à Nantes et Saint-Nazaire, 1917-1919, Paris, Les Belles-Lettres, 1972.

5 Sur ces questions, LE ROY, Thierry, La guerre sous-marin en Bretagne, 1914-1918, sl, sn, 1990.

6 Voir LE RAY, Jean, « Les Américains au camp de Meucon », dans Le Morbihan et les Morbihannais en 1914-1918, Vannes, Société polymathique du Morbihan, 2015, p. 90-114 et Les Morbihannais dans la guerre 14-18, Vannes, Archives départementales du Morbihan, p. 118-125.

7 Sur les Américains à Redon, voir BERTHELOT, Benoit, « Des Américains à Redon », dans JORET Eric, et LAGADEC, Yann (dir.), Hommes et femmes d’Ille-et-Vilaine dans la Grande Guerre, Rennes, SAHIV/ADIV, 2014, p. 252-253.

8 HELIAS, Claude, Les Américains à Brest…, op. cit., p. 93 rappelle que le maximum est atteint en septembre 1918 avec 141 554 soldats débarqués. Il n’y en avait eu que 14 008 en février.

9 http://www.museedesologne.com/wp-content/uploads/2014/03/dossier-documentaire-pour-aller-plus-loin.pdf

10 En septembre 2001, le monument de Saint-Nazaire devient ainsi un lieu de recueillement spontané en hommage aux attentats qui ont frappé les Etats-Unis.