Une vision bretonne du projet de tunnel sous-marin à Gibraltar

A partir de la fin du XIXe siècle, profitant des progrès engendrés par la révolution industrielle, les scientifiques envisagent de construire de nombreux tunnels sous-marins qui amélioreraient la fluidité des échanges commerciaux. Le plus célèbre de ces projets est certainement le tunnel sous la Manche qui, malgré de multiples initiatives, ne se concrétise qu’en 1994. Mais le 30 janvier 1928, Ouest-France explique à ses lecteurs pourquoi ce vieux rêve de dominer la mer est sur le point de se réaliser, non pas au nord de l’hexagone, mais bien entre l’Espagne et le Maroc qui, rappelons-le, est à l’époque une possession coloniale française1.

Carte postale. Collection particulière.

L’auteur de l’article n’est autre qu’un scientifique bien connu des lecteurs du quotidien rennais : l’abbé Théophile Moreux2. Ce dernier réagit à l’actualité internationale puisqu’un « ingénieur espagnol vient de présenter récemment à l'Académie » le projet d’un tunnel permettant de relier l’Europe à l’Afrique. Orgueil national oblige, Théophile Moreux précise toutefois que « l'idée n'est pas complètement nouvelle, puisque M. Berlier, auquel nous devons les tunnels du Métro sous la Seine, l'avait proposée depuis longtemps ».

Il faut dire que si la réalisation d’un tel édifice relèverait effectivement d’un « joli tour de force », l’abbé précise que « le forage d’un tunnel, fut-il sous-marin, n'offre […] aucune difficulté » à la fin de années 1920. En réalité, si aucun ouvrage de ce genre n’a encore vu le jour, c’est bien plus pour des considérations politiques que pour des raisons technologiques. C’est tout du moins ce que suggère Théophile Moreux à travers l’exemple du tunnel sous la Manche. Il assure ainsi que « plus que jamais, toute l'Angleterre est hostile au projet et tend à faire sienne la maxime du splendide isolement ».

Lors de l’hiver 1928, de nombreux éléments invitent à croire qu’un tout autre destin attend le projet espagnol. En effet, les Européens, et plus particulièrement les Français et les Espagnols, possèdent « au Maroc des intérêts communs ». La France a d’ailleurs prouvé son attachement à sa colonie nord-africaine par le passé, n’hésitant pas à plonger l’Europe dans deux crises diplomatiques majeures en 1905 puis en 1911. Le Maroc est l’un des fleurons de l’empire colonial français et, l’ouverture d’une nouvelle voie qui améliorerait les communications avec la métropole est perçue comme un véritable progrès. L’auteur précise ainsi que « le trajet ne dépasserait pas une demi-heure », ce qui serait un avantage « considérable pour les Français qui se rendent au Maroc et qui craignent le mal de mer ». Contrairement au tunnel sous la Manche, toutes les conditions semblent donc réunies pour voir aboutir le projet espagnol. Théophile de Moreux en est convaincu : « le tunnel de Gibraltar sera creusé avant celui de la Manche ».

Carte postale. Collection particulière.

Un siècle plus tard, force est de constater que le scientifique préféré du quotidien breton L’Ouest-Eclair s’est trompé. En effet, la crise économique qui se repend sur le monde à partir de 1929 met définitivement un terme au projet du tunnel de Gibraltar et il faudra attendre la fin du siècle pour voir enfin se concrétiser, dans la Manche, la construction d’un ouvrage de cette ampleur. Il n’en demeure pas moins que ce projet de tunnel entre l’Europe et l’Afrique continue d’interpeller en ce début XXIe siècle. A n’en pas douter, une telle réalisation est toujours techniquement envisageable même si les contraintes liées notamment à l’environnement sismique de la région ne doivent pas être minces. Mais c’est surtout le contexte mental, pour ne pas dire idéologique, qui est aujourd’hui complètement différent. En effet, pas peur d’immigration massive, ce sont moins les projets de tunnels que de murs qui, aujourd’hui, fleurissent entre la France et le Maroc.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

1 « Un tunnel sous le détroit de Gibraltar », L’Ouest-Eclair, 30 janvier 1928, p. 1.

2 Il cumule de nombreuses fonctions : directeur de l’observatoire de Bourges, astronome, météorologue, professeur de mathématiques et de physique, il est enfin l’auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation.