Jalons pour une histoire culturelle du travail

Nous avions écrit, en 2014, tout le bien que nous pensions du formidable petit volume publié par les éditions Locus Solus à propos des sources privées finistériennes de la Grande Guerre1. Mise en page moderne et attrayante, textes synthétiques mais précis, tout à dire vrai nous avait séduit dans cet ouvrage. On ne peut donc que se réjouir de voir ces mêmes éditions Locus Solus publier sous la direction de M. Cariou, archiviste finistérien, un volume reprenant sensiblement la même formule mais consacré cette fois-ci  au monde du travail et, plus spécifiquement, à l’entreprise2.

L'arsenal de Brest, objet d'une lumineuse contribution de X. Laubie. Carte postale. Musée de Bretagne: 980.0018.233.

Rappelée dans une solide présentation signée par C. Bougeard et P. Martin, deux figures de l’Université de Bretagne occidentale et du Centre de recherche bretonne et celtique, l’intention de ce beau livre est à la fois très simple et très ambitieuse : « mettre à la disposition du lecteur des documents d’archives inédits, remis dans leur contexte historique, économique et social grâce à de courtes et indispensables notices de présentation » (p. 8). Disons-le clairement, le pari est amplement remporté et c’est avec un réel plaisir que l’on plonge dans les différentes contributions, toutes agrémentées par une iconographie soignée. Il y en a en effet pour tous les goûts – ou presque, on le verra plus tard : manufactures de toile à voile de Locronan (p. 62-63, article de H. Le Burel qui par ailleurs offre un passionnant élément de comparaison aux travaux de T. Perrono sur Amanlis, en Ille-et-Vilaine), saga des centres Leclerc (p. 142-145, C. Bougeard), métiers de la mode (p. 78-81, A. Le Gall-Sanquer), chantiers navals (p. 92-97, B. Le Gall), conserveries (p. 98-99, G. Chatry)…

On découvre au fil de ces pages des professions étranges telles que les hirudiniculteurs (p. 70-71, H. Le Burel, autrement dit les éleveurs de sangsues) ou incongrues en Bretagne, à l’instar des mineurs de charbon de la région de Quimper (p. 58-59, C. Abéguilé-Petit), une profession qui fait aujourd'hui songer plus au Nord de la France qu'à l'Ouest. Le choix d’une optique chronologique large est très efficace et permet de resituer les pratiques professionnelles dans le temps long, à l’instar de la riche contribution de X. Laubie sur Brest, port envisagé de l’arsenal royal jusqu’à DCNS (p. 106-109). L’éventail des pratiques dans ce volume est donc vaste et l’on trouvera des pages qui viennent avantageusement documenter l’histoire du développement touristique en Bretagne, de la naissance de la station balnéaire de Morgat (p. 32-35, J-J Kerdreux, destination d’ailleurs fréquentée avant la Première Guerre mondiale par le sociologue Robert Hertz) à la fulgurante réussite de la « chef » Mélanie Rouat à Riec-sur-Belon (p. 122-127, F. Lehoux) en passant par la saga du Grand Hôtel de Cornouailles (p. 174-177), propriété du Résistant Hervé Nader. Où quand le travail se conjugue, d’une certaine manière, sur le temps de l’émergence des congés et des loisirs.

Le panel est donc particulièrement varié et il n’est dès lors pas possible de ne pas remarquer l’absence dans ce tableau exceptionnellement riche d’un lieu essentiel du monde du travail finistérien, breton et même français : la ferme. En effet, si l’atelier, l’usine, le chantier, le magasin sont présents, le monde agricole ne figure dans ce volume que par l’intermédiaire de l’économie de transformation (industrie de la chaussure à Rosporden, p. 82-87, M. Talec & M. Quinet) ou de pratiques bien spécifiques comme la sylviculture (la scierie Gilveste, p. 40-45, H. Courant) ou la production de lin et de chanvre (p. 148-151, A. Le Gall-Sanquer). Est-ce à dire que le « travail » n’est une notion qui, au final, ne s’appliquerait qu’aux activités des secteurs secondaires et tertiaires et ne concernerait, en définitive, qu’un prolétariat ouvrier qui n’aurait comme seule source de revenus que la vente de sa force de travail ? Cela serait sans aucun doute oublier les innombrables ouvriers agricoles qui, avant la vague de mécanisation des campagnes, assurent l’essentiel des travaux des champs. Cela serait également oublier qu’une ferme est aussi une entreprise, réalité que le développement de l’agrobusiness et du modèle de l’agriculture intensive en Bretagne ne font que souligner.

Une employée du Grand Hôtel de Cornouailles. Carte postale. Collection particulière.

Plus qu’un regret, c’est ici une véritable interrogation et une potentielle piste de travail pour l’avenir que nous souhaiterions formuler à partir de cet ouvrage particulièrement stimulant et dont on ne peut que conseiller très vivement la lecture. En effet, C. Bougeard et P. Martin rappellent en introduction de ce livre que « l’histoire économique et ses champs d’application tournés vers l’histoire des entreprises ou l’histoire des techniques ne sont plus très à la mode face à l’attraction de l’histoire culturelle » (p. 8). Si on ne peut, malheureusement du reste, qu’être d’accord avec la première partie de cette assertion et déplorer le peu d’intérêt manifesté actuellement à l’égard de l’histoire du travail, l’opposition avec l’histoire culturelle nous semble en revanche vaine. En effet, l’histoire même du rapport des sociétés à cette notion qu’est le travail nous paraît encore pour une très large part à mener, qu’il s’agisse d’ajusteurs ou de laboureurs. Autrement dit, au-delà de la nécessaire et passionnante histoire du mouvement ouvrier, l’idée est d’interroger ce qui, que l’on soit paysan, contremaître ou patron (une catégorie socioprofessionnelle pour l’heure très largement délaissée), fait « travail ».

Erwan LE GALL

CARIOU, Maël (dir), Histoire d’entreprendre. Archives du monde du travail. Le Finistère et l’entreprise, Châteaulin, Locus Solus, 2017.

 

 

 

 

1 CARRIOU, Maël et SCHLEEF, Yoric, Aux Sources de la Grande Guerre. Histoires inédites à travers les archives privées du Finistère, Quimper, Locus Solus, 2014.

2 CARIOU, Maël (dir), Histoire d’entreprendre. Archives du monde du travail. Le Finistère et l’entreprise, Châteaulin, Locus Solus, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.